Petit tour d’horizon pour mieux comprendre l’évolution de la perception et de l’utilisation du tarot dans l’histoire. Elle est assez étrange : le tarot a très vite quitté le statut d’objet de luxe qu’il avait à la Renaissance pour tomber dans une image populaire beaucoup trop sulfureuse pour l’art « officiel », sauf quelques fulgurances provocatrices dans des époques très particulières, qui vont amener des visions très personnelles et très originales.

Cet article est la transcription de ma chronique sur le podcast Le Magicien : le tarot dans l’art.

En fait, dans l’ensemble de l’histoire de l’art, on ne trouve que trois types de productions qui assument de faire des liens avec le tarot, toutes au vingtième siècle alors que le jeu a déjà des siècles d’existence : d’abord celles des artistes occultistes, ceux qui font partie des groupes de magie spirituelle comme celui du magicien Aleister Crowley ou d’autres ; puis les surréalistes ; enfin, plus près de nous, ce qui serait plutôt considéré comme de l’art « outsider », ainsi qu’en parallèle dans les genres dits mineurs (en littérature) et les genres ludiques (jeu vidéo et jeu de rôle). Notre outil est vraiment relégué à la marge, qu’on le considère en tant que jeu comme un passe-temps populaire, ou en tant que support de divination avec les tirages de cartes. Au début de son histoire, c’est entièrement différent : les tarots sont créés par des maîtres « officiels ». Ce ne sera qu’à la modernité qu’il deviendra l’apanage soit d’artistes plutôt révolutionnaires, soit d’une création qui ne se prend pas au sérieux, qui préfère profiter et s’amuser que prendre place sur les étagères de l’art « officiel ».

Cette série d’articles ne prétend évidemment pas faire une liste exhaustive des références. C’est un tour d’horizon pour comprendre l’évolution d’une idée ; n’hésitez pas à ajouter vos trouvailles en commentaire. Comme il est très long, je le coupe en deux : la première partie ici, de la Renaissance à la veille de la modernité ; la seconde partie parlera de la place que prend le tarot dans l’art à partir du développement de l’occultisme et de la psychanalyse. Il y aura ensuite un autre article consacré au tarot en littérature.

 

Tarots de la Renaissance : chefs d’œuvre et raffinement aristocrate.

Les plus anciennes cartes de tarot que l’on connaisse sont des chefs d’œuvre de beauté et de raffinement, exclusivement réservés à la haute société. Ce sont des cartes dessinées et peintes à la main, avec des pigments précieux, sur des fonds dorés à la feuille. C’est un produit de luxe, exécuté pour des commanditaires riches et puissants. Les cartes qui nous restent ont en commun une beauté extrême ; ce sont toujours de grandes cartes, autour de 17 cm de haut (donc quasiment impossibles à mélanger : ces jeux ne sont clairement pas des jouets). Là où le fond n’est pas peint, il y a une feuille d’or elle-même estampée, c’est-à-dire marquée avec un poinçon pour former de petits points formant des feuilles, fleurs, ou des formes géométriques. Les pigments sont extrêmement coûteux : lapis lazuli, indigo, orpiment etc.

C’est le cas du tarot Visconti attribué au maître Bonifacio Bembo ; il est daté d’à peu près 1442, et toutes les cartes en sont visibles sur Wikipedia. C’est de ce tarot qu’on parle quand on va chercher parmi les jeux les plus anciens qui nous restent ; ses dessins sont extrêmement raffinés, avec des couleurs feutrées, des têtes rondes, un peu sérieuses, des postures élégantes, des vêtements amples et riches, et la dorure y tient une place très importantes. Il nous reste aujourd’hui plusieurs tarots de ce type ; l’un d’entre eux est ressorti en fac-similé il y a quelques années.

On connaît aussi le tarot dit de Charles VI, créé vingt ans plus tard vers 1460. Il nous en reste 17 cartes ; les couleurs sont plus franches, les dessins très expressifs, avec énormément de mouvement. On est au même niveau de facture que le tarot Visconti, toujours avec les petits embossages dans la feuille d’or qui recouvre l’arrière-plan, détail vraiment typique de l’époque (Cliquez sur les images ci-dessous pour les voir en grand).

L’attention apportée aux allégories, symboles et emblèmes montre bien que ce type de jeu est à l’origine fait pour édifier, en utilisant l’art comme support d’instruction. C’est vraiment un condensé de connaissances conforme aux codes de la culture de l’époque. Encore une fois, ces cartes ne sont clairement pas des jouets, c’est uniquement un objet de luxe. Regardez le premier Valet de Deniers présenté ici : si vous agrandissez l’image, vous verrez un petit trou en haut, comme si quelqu’un avait punaisé la carte au mur pour décorer. Le tarot de la Renaissance n’est donc pas un jeu de cartes pour jouer, mais une œuvre d’art qui se base sur le jeu de cartes pour produire un objet de pure beauté, ne servant à rien d’autre. Sa suite de cartes est plutôt un prétexte pour que les maîtres enlumineurs de l’époque puissent faire briller leur compétence d’une façon qui plaise aux aristocrates.

 

Entre la Renaissance et la modernité : rien

Après la Renaissance, le tarot entre dans une grande période d’invisibilité en art. La production de tarots à jouer continue, bien sûr, mais on n’en parle pas dans la production artistique. Là où les artistes de la Renaissance y voyaient des allégories familières, nobles et élevées, les époques suivantes n’y voient plus qu’un jeu populaire, bas et trivial. Il est donc entièrement passé sous silence. Si on cherche, bien sûr, il est extrêmement facile de trouver des points communs entre les images du tarot et les œuvres d’art des seizième et dix-septième siècles. Par exemple, l’allégorie de l’Inconstance par Abraham Janssens, vers 1617, représente une femme tenant une lune dans la main et penchant l’autre vers une écrevisse : cela nous rappelle clairement un arcane.

Mais cela ne veut pas dire que le tarot influence ces œuvres : bien au contraire ! Ce sont des œuvres qui reprennent des symboles vraiment basiques, évidents pour l’époque ; comme le tarot se base sur les mêmes codes culturels, on retrouve évidemment la même chose. Au seizième siècle, on voit bien le lien entre lune et écrevisse, parce que comme l’écrevisse, la lune va marcher à reculons après être devenue pleine. On les représente alors ensemble. Si cela ne nous paraît plus évident aujourd’hui, c’est simplement que notre culture a évolué.

Il n’y a pas de références explicites au tarot, même en tant que passe-temps. On a au Louvre un tableau de Lucas van Leyden, peint au seizième siècle, qui s’appelle la Tireuse de cartes. C’est une femme qui manipule un jeu de cartes pendant que d’autres personnes s’affairent autour d’elle ; déjà, ce sont des cartes normales, pas des cartes de tarot, et ensuite, les historiens ne sont même pas sûrs qu’elle tire des cartes pour les lire. Peut-être qu’elle joue avec normalement, personne n’en sait rien, car de toute façon le titre n’est pas d’origine. Voici le tableau :

 

Donc concernant le tarot, entre la Renaissance et les Lumières, c’est le trou noir. Depuis que le jeu de tarot s’est répandu dans la société, jouer aux cartes est considéré comme un péché. Donc, ce serait une faute de goût de s’y intéresser en art, on considère qu’il vaut mieux représenter des scènes de vie religieuse ou de mythologie. C’est en tout cas beaucoup moins risqué pour l’âme.

 

Dans la seconde partie de cet article, je vous montrerai le changement radical du traitement du tarot dans l’art au moment de l’arrivée de l’occultisme, qui a tout fait basculer au niveau pratique. Cette chronique a été diffusée au format audio dans le podcast Le Magicien ; vous pouvez écouter gratuitement l’épisode ici. N’hésitez pas à partager ce podcast pour soutenir notre travail, et à ajouter vos trouvailles ou ressentis en commentaire.