Suite de l’article sur le Tarot en littérature. Alors que la littérature dite classique l’ignore à peu près complètement, c’est dans les genres dits mineurs qu’il prend vraiment sa place. Cet article est la retranscription de ma chronique dans le podcast Le Magicien.

Nous allons donc faire un tour d’horizon de ces genres dits mineurs. Il est logique d’y retrouver le tarot, parce qu’il s’est toujours inscrit dans une histoire d’obscurité, de choses bizarres, d’arnaque, ou de sorcellerie, c’est-à-dire d’objet vraiment à la marge, de croyance très populaire en même temps que de charlatanerie. Je vous avais raconté dans les articles sur le tarot en art comment il n’avait réussi à s’installer que dans l’art subversif et féministe ; en littérature, il est surtout récupéré par les genres qui ne se prennent pas au sérieux. Donc, dans cette seconde partie, nous allons beaucoup plus nous amuser.

Tout ce qui est roman graphique américain est très influencé par la créativité des années 60, 70, entre LSD et occultisme pratique, et quand il y a tirage de tarot dans ces œuvres-là, il est en général juste, bien mis en scène, et apporte réellement quelque chose à l’histoire. C’est le cas par exemple dans les œuvres d’Alan Moore, qui est un véritable expert en occultisme et en ésotérisme (l’image est tirée de Fashion Beast). Par conséquent, il y a énormément de choses intéressantes à trouver notamment dans les comics et les histoires de super-héros ; pour ma part, c’est un genre que je connais vraiment très mal. Je vais donc revenir à la littérature écrite, mais je vous encourage à partager vos connaissances sur ce sujet-là si vous souhaitez participer à la réflexion.

Dans ces œuvres-là, on peut trouver du vrai tarot ésotérique ; dans le reste de la fiction, ce sera beaucoup de l’illustration, pour mettre une ambiance un peu étrange, ou le côté sordide. En roman policier, ça marche très bien comme prétexte pour donner des indices. Je vous donne comme ça, pour rire un peu, les pitchs de plusieurs romans pris complètement au hasard.

« Un tueur en série ayant pour signature une carte de tarot sévit à Marseille. Le commissaire Mancini va mener une enquête dangereuse, dans laquelle la folie rythme ce jeu de piste macabre… » (Tarots, de Bernard Matteï)

Un tueur en série, psychopathe, annonce à la police le lieu de son prochain meurtre, et distille à chaque fois un aspect psychologique de sa personnalité, à travers les lames du Tarot de Marseille, qu’il dépose sur ses victimes. Une enquête palpitante du commissaire Renan et de son équipe. (Tarot, de Jean Machetto)

Un autre qui se passe à Brest. Quelqu’un est mort, etc ; Sur le corps, à l’intention de la police, est déposée une carte du tarot divinatoire. De nouveaux crimes du même type vont être perpétrés, et l’assassin préviendra à chaque fois une jeune cartomancienne, Sylvia Nathan… Les inspecteurs Le Gwen et Le Fur… sauront-ils démasquer à temps l’esprit démoniaque qui sévit dans la cité du Ponant ? (La Lame du Tarot, superbe titre, c’est de Françoise Le mer, qui a en plus 22 titres publiés, si ce n’est pas un signe).

À Bruges, personne n’a oublié l’affaire du tarot, une série de crimes ayant pour cibles hautement symboliques des membres respectables de l’Église, de l’armée et de l’État, tous exécutés de trois balles dans le corps. Les meurtres, jamais élucidés, étaient tous signés d’une mystérieuse carte de tarot… Vingt ans plus tard, le commissaire Van In et son fidèle inspecteur Versavel décident de reprendre l’enquête. Et les crimes recommencent mystérieusement. Pieter Aspe, L’Affaire du Tarot

C’est tellement drôle, et en plus ça donne envie.

Ça, c’est pour le côté un peu cliché ; dans le monde anglo-saxon, c’est toujours un peu plus sérieux. Dans le roman noir américain, il y a un classique : Nightmare Alley, de William Lindsay Gresham. Il date de 1946, et a été adapté au cinéma par Guillermo del Toro en 2021. Chaque chapitre correspond à une lame de tarot, exprès cette fois-ci. Le jeu n’est pas dans l’ordre, mais au début de chaque chapitre, il y a une courte description de la carte, et toute l’histoire du chapitre correspond. Par exemple, au début du livre, le chapitre du Magicien présente le personnage principal qui gagne sa vie comme illusionniste dans une fête foraine. Le livre raconte ce personnage principal, sorte de petite saleté sans scrupule, qui entre dans un cirque où il va passer son temps à arnaquer le public avec des numéros de fausse télépathie (en utilisant des codes entre le télépathe et l’assistante, de la lecture à froid, etc). Un soir, il fait la rencontre d’une mystérieuse psychologue, qui va prendre de plus en plus de place dans sa vie, jusqu’à le prendre en thérapie ; en même temps, ses tours de télépathie vont l’entraîner dans une spirale infernale.

En réalité, c’est un roman écrit spécifiquement pour exorciser les démons de l’auteur, qui s’était retrouvé sous l’emprise de l’alcoolisme et de la violence avant de découvrir la thérapie. Dans le roman, le tarot intervient de façon double : à l’intérieur de l’histoire, où les personnages se débattent de façon complètement inconsciente dans leurs ténèbres avec leurs démons, il montre son côté sordide, parce que le personnage principal finit SDF à survivre en faisant vaguement des lectures de tarot et en vendant de faux horoscopes. Mais en tête de chaque chapitre, l’image de la carte arrive comme un avertissement de ce qu’il va se passer, ce qui nous force à avoir plus de recul que les personnages, plus de conscience, comme l’auteur sur le divan du psy revisite son histoire à lui, qui a des points communs avec ce qu’il se passe dans le roman. Je trouve que c’est une très bonne illustration de notre outil, à la fois outil de prise de recul et de prise de conscience, comme ce qu’on fait en tarot psychologique, et outil d’emprise, comme certaines pratiques divinatoires. C’est un livre sombre, assez violent, mais un classique de la littérature américaine ; c’est son seul livre traduit en français.

 

En fantasy, en fantastique et en science-fiction, on ne va pas hésiter à faire du Tarot un élément parfois central de l’intrigue. C’est facile parce que l’auteur a la liberté de déterminer le degré de magie du monde, ce qui rend les cartes plus faciles à faire fonctionner de façon spectaculaire. On va donc trouver des exemples d’à peu près tous les niveaux de qualité, je vous en donne là en les classant de ce qui est à mon avis le plus faible au plus intéressant, ce qui est complètement subjectif bien sûr. Pour moi, l’intérêt, c’est montrer la diversité qu’il y a dans ce que les différents auteurs projettent sur le tarot, parce que cette diversité est inspirante pour nous.

Chez Stephen King, dans le Pistolero qui est le premier volume de la Tour Sombre, on termine sur un tirage de tarot fait par le mystérieux « homme en noir » qui est une sorte d’entité malfaisante, qui connaît les mécanismes du monde et du destin de façon bien plus profonde que le héros. Il lui tire sept cartes pour lui prédire son destin, avec un tarot auquel il a rajouté quelques cartes de son cru. Le tirage est à peu près du même niveau que celui de Vendredi ou la vie sauvage : chacune des cartes représente un des personnages qui deviendront les compagnons importants du héros dans la suite de la saga, mais quand le héros voit les cartes et demande ce que ça veut dire, l’homme en noir refuse de répondre. Cela fait un tirage pas aidant du tout ; à part les compagnons, on a le héros qui est représenté par le Pendu, dont il dit : « C’est toi, pistolero, cheminant vers ton but, obstinément, par-dessus les puits de l’Hadès. Tu y as déjà lâché un compagnon de voyage, si je ne me trompe ». Donc il utilise la notion de sacrifice. Ensuite, évidemment il tire la mort, et il dit : « la Mort, mais pas pour toi » (sans doute parce qu’il ne l’a pas tirée à l’emplacement représentant le héros). Puis il tire la Tour, et du coup il ne dit rien parce que c’est le titre de la série. Il nous montre rapidement le tirage :

Le Pendu – carte du pistolero -était au centre du tirage, chacune de celles qui avaient suivi étant allée se poster à l’un des quatre angles. La figure évoquait le ballet de planètes autour de leur étoile. – Et cette sixième, où se place-t-elle ? demanda le pistolero. L’homme en noir posa la Tour au centre, recouvrant exactement le Pendu. – Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda le pistolero. Pas de réponse. – Qu’est-ce que ça veut dire ? répéta le pistolero, la voix décomposée. Toujours pas de réponse. – Va te faire foutre ! Pas de réponse non plus.

Bref, on a un tirage qui n’est pas du tout là pour éclairer, mais ajouter à une ambiance angoissante, où il y a des forces cosmiques qui nous dépassent complètement, que personne ne comprend, et qu’on peut juste entrevoir mais certainement pas maîtriser. Là, le tarot fonctionne vraiment comme accessoire de pur mystère, et ça ne va pas plus loin.

 

Dans Harry Potter, il y a une vision un tout petit peu plus intéressante. La professeur de divination, Sybille Trelawney, est très clairement une espèce de hippie débile. Elle passe son temps à prédire la mort de Harry, ce qui est quand même la première chose qu’on apprend à ne pas faire ; quand elle tire les cartes, elle ne comprend jamais rien, même si on se rend compte a posteriori que les prédictions étaient justes. Dans le film, elle porte des lunettes en cul de bouteille, pour bien signifier qu’elle est dans son monde à elle, que tout ce qu’elle voit est distordu, et que c’est normal si elle ne comprend rien. C’est un validisme (ou un racisme contre les myopes) qui me paraît assez choquant, mais de toute façon on sait déjà que ce n’est pas l’inclusivité qui étouffe Rowling ; néanmoins, ça nous donne une idée intéressante sur la façon dont le Tarot est perçu dans cet univers de fantasy mainstream. On a une parfaite mise en scène de l’ambivalence qui guette toujours nos cartes : d’une part, c’est un « truc de hippies », ce n’est pas sérieux, c’est pour les gens complètement perchés ; d’autre part, c’est quand même quelque chose qui dit la vérité, même si c’est difficile à comprendre, et qu’à cause de cela on ne comprend en général qu’après coup. Donc il y a un vrai pouvoir, même si on se moque des gens qui essaient de l’utiliser. C’est intéressant, cette attitude qui consiste à la fois à croire et à se moquer. Je pense que c’est une transcription très juste de l’attitude de la société en général : vous avez sûrement vécu ça avec votre entourage, entre les gens qui vous disent : « je ne crois pas à tes bêtises, mais est-ce que tu peux me le faire quand même vite fait », et ceux qui vous disent : « il faut être stupide pour croire à ces choses-là, et surtout ne me le fais pas, ça me fait trop peur ».

Un autre livre que je vous conseille avec enthousiasme si vous ne connaissez pas déjà, c’est Jonathan Strange & Mr Norrell de Susanna Clarke. C’est un gros livre, mais il a aussi été adapté en série (BBC), elle est magnifiquement bien faite, donc quelles que soient vos préférences vous devriez vous régaler. C’est un roman fantastique, dans lequel deux magiciens vont collaborer puis s’opposer dans le but de restaurer la magie dans le royaume d’Angleterre. Norrell est plutôt un magicien universitaire, Strange est un outsider qui apprend sur le tas, cela donne des dynamiques intéressantes. Le serviteur de Norrell a toujours un tarot de Marseille dans sa poche et s’en sert dès qu’il a besoin de faire avancer le scénario. Pour le coup ce sont les meilleures lectures de tarot que j’aie trouvées dans la littérature : même si elles ne sont pas expliquées en détail, les interprétations sont d’une finesse extraordinaire. J’ai partagé l’explication d’une de ces lectures dans cet article. Je vous mets aussi ici un lien vers une autre scène de tirage dans la série ; les cartes sont magnifiques, ça en vaut la peine (je n’ai pas trouvé d’extrait avec des sous-titres mais voici une explication de tout ce qu’il se passe).

Cette scène est intéressante parce qu’elle montre deux niveaux de magie différents. D’abord, on a une lecture de tarot très bien faite : le serviteur sort son tarot en disant : de toute façon on ne peut pas me cacher la vérité, parce que j’ai un tarot de Marseille que j’ai dessiné moi-même, etc. Il pose un tirage en huit cartes qui lui donne des éléments intéressants sur la situation, mais ça ne va pas plus loin : ça lui permet juste de comprendre ce que l’autre ne lui disait pas, mais ce n’est pas une révélation extraordinaire, c’est juste impressionnant de le voir sortir les éléments des cartes avec justesse. On est donc là dans un tirage de divination pure qui marche très bien. L’autre personnage lui prend alors les cartes des mains et lui dit : à mon tour de te dire la bonne aventure. Et quand il retourne les cartes, elles se sont toutes transformées en une seule représentation, celle de l’ennemi absolu dont l’ombre plane sur les personnages depuis le début. Cet ennemi est un autre magicien très grand, très puissant, et qui fait partie du royaume des fées : sa magie est donc sans commune mesure avec celle des protagonistes humains, ce qui est montré par le fait que les cartes subissent une transformation totale au lieu d’être juste le lieu d’une lecture normale. C’est une scène très impressionnante, et intéressante parce qu’elle montre bien la différence entre les deux magies, celle de la divination humaine qui surfe juste sur le fait que les cartes tombent en correspondance avec les événements, et celle des fées qui fait voler en éclats toutes les lois du monde normal.

 

Avec Jonathan Strange et Harry Potter, on parle toujours d’un tarot purement divinatoire. Ce n’est pas toujours le cas ; il arrive de trouver une vision beaucoup plus nuancée. C’est le cas dans le Messie de Dune, de Frank Herbert. Paul Atréides a des visions prémonitoires, et il essaie de s’en servir pour trouver une alternative qui ne se termine pas en massacre total de l’humanité, partie en jihad depuis son arrivée au pouvoir. Seulement, dans cet univers, il y a un tarot de Dune, qui fonctionne comme les 22 majeurs du tarot terrestre, sauf qu’il a en plus le ver des sables et le sable aride. Et c’est un grave problème pour la prescience de Paul, parce que le fait que des gens se servent du tarot pour voir l’avenir parasite ses visions à lui. Une explication que l’on peut trouver à cela, c’est que Paul voit non pas l’avenir qui va arriver, mais tous les futurs possibles. Or, le Tarot est un outil qui motive ses lecteurs à faire des choix qu’ils n’auraient pas pensé à faire sans les cartes. Par conséquent, l’existence de tirages ajoute une infinité de variations possibles, les autres futurs nés de ces choix supplémentaires ; donc, la prescience de Paul est saturée, et il lui est beaucoup plus difficile de discerner l’avenir intéressant parmi le trop grand nombre de possibles. On a donc une représentation d’un jeu qui sert davantage à créer des possibles, qu’à prédire un avenir qui serait gravé dans le marbre, ce qui est déjà plus intéressant pour nous, dans un monde qui n’est pas fantastique.

Dans Nova, de Samuel Delany, on est dans un monde où le tarot s’utilise constamment, non pas pour prédire le futur mais pour éclairer les situations présentes. Nova, c’est de la SF des années 60, écrite au début d’un mouvement où les genres dits mineurs se mettent à avoir autant d’ambition littéraire que les genres entre guillemets sérieux. C’est du space opera, dans lequel les cartes de tarot sont universellement acceptées comme utiles ; tout le monde les utilise, et un personnage explique bien qu’il n’y a pas à y chercher de la prédiction, que les cartes se contentent de commenter le présent de façon pertinente. Si on demande aux cartes de prendre des décisions à notre place, alors on tombe dans la superstition ; elles servent plutôt à guider et à suggérer. Néanmoins, la suite du livre montre aussi qu’il n’est pas toujours facile de faire une distinction claire entre le fait de recevoir une guidance, et de voir le Tarot prendre les décisions à notre place. Il faut bien reconnaître que nous aussi avons du mal à toujours bien percevoir la limite.

 

Après, on a beaucoup d’autres exemples. Dans Poker d’âmes de Tim Powers, le tarot participe à un système de magie très complexe et très solide ; chaque carte a vraiment un impact magique immédiat. Les cartes du tarot servent à jouer une sorte de tournoi de poker où le perdant perd son âme, son corps servant alors au gagnant qui prolonge ainsi sa vie. C’est un livre génial, en plus il est assez court. On trouve énormément d’autres exemples. Notamment dans le « young adult » : on a aujourd’hui une forte production de romans jeunesse où les personnages suivent le chemin initiatique, ou tombent sur un jeu de tarot qui va leur donner des pouvoirs. Difficile de ne pas citer la série Vampyria, déjà culte, par Victor Dixen : l’héroïne finit par tomber sur un étrange jeu de tarot, interdit par les vampyres arrivés au pouvoir, parce qu’il est d’une aide beaucoup trop cruciale pour les résistants mortels… (Vous avez reconnu le Tarot Interdit, que j’ai co-écrit avec Victor Dixen, et qui est illustré par Nicolas Jamonneau).

 

Avec une telle production, il y a vraiment de quoi se faire plaisir. En tout cas, quel que soit le genre littéraire que l’on considère, le tarot se retrouve toujours « là où ça gratte », à la marge, dans le crime, dans une magie qui va remettre en question les lois de l’univers, ou notre façon de penser. C’est une vraie contre-culture par opposition à ce qui se prend au sérieux et ce qui se contrôle. Je vous parlerais bien aussi du jeu de rôle et du jeu vidéo, qui sont des genres narratifs où le tarot se plaît énormément, mais cela me demanderait tout un nouvel article ! En tout cas, c’est un outil qui se plaît dans les genres mineurs, où les auteurs ont une totale liberté d’expression pour bâtir leurs mondes. Cela s’explique parce que d’une part, il peut contenir un frisson de danger, d’autre part parce que c’est vraiment un domaine fortement axé sur la liberté par rapport à l’oppression de la norme sociale. Il a ces deux aspects, parce que d’une part on peut arnaquer les gens avec le tarot, d’autre part un vrai tirage de cartes bien fait et safe, c’est un espace d’expression de soi extrêmement précieux, parce qu’on peut y trouver des vérités sur soi en dehors du cadre des attentes ou des injonctions qui pèsent sur nous de l’extérieur.

N’hésitez pas à venir me parler des oeuvres qui vous ont marqué et que je n’ai pas pu évoquer ici, pour partager les plaisirs de l’imaginaire. Ces travaux de recherche sont passionnants à faire mais demandent bien évidemment un temps fou ; si vous les aimez, encouragez ce travail en les partageant autour de vous.