Les cartes de Coupes parlent de l’affectivité, le sentiment, les émotions. Le 2 est un chiffre de rencontre : 1 point de vue en rencontre 1 autre. C’est le début de la réflexivité, le moment où l’on se dit : Tiens, celui-ci n’est pas moi, mais il est comme moi. Que nous enseigne donc le 2 de Coupes, « rencontre dans l’affectivité », avec sa représentation d’un homme et une femme qui se font face ? Et surtout, qu’est-ce que c’est que ce gros machin rouge qui surplombe le couple ?

On peut très bien découvrir qu’il y a d’autres points de vue sans passer par l’affectivité : c’est la position du psychopathe, qui comprend qu’autrui poursuit tel ou tel intérêt, et qui va en jouer pour atteindre son but à lui. C’est une position pauvre, qui traite autrui comme un objet ; elle rate donc la véritable rencontre au sens où l’intéressant, chez autrui, c’est justement qu’il ne soit pas un objet. Seul le sujet, par opposition à l’objet, est véritablement imprévisible puisqu’il prend ses propres décisions (alors que l’objet est par nature objet de la décision de quelqu’un d’autre – le psychopathe voit les gens comme des marionnettes agies par leurs réflexes, leurs réactions, leurs programmations particulières, donc prévisibles et manipulables).

02Qu’est-ce donc que la véritable rencontre ? En d’autres termes, qu’est-ce qui permet de reconnaître qu’autrui est véritablement un sujet, comme nous, mais en même temps radicalement différent ? C’est l’affectivité. Lévinas dit qu’autrui se dévoile à nous par son visage ; ce visage apparaît dans sa nudité, et sa vulnérabilité absolue vient nous frapper au cœur. Cette vulnérabilité est telle qu’elle constitue presque un défi, parce qu’elle contient l’idée de la possibilité du meurtre. Le visage d’autrui, en se montrant nu, me fait voir que je pourrais bien le tuer ; et en même temps, il me renvoie mon regard en demandant « Qu’allais-tu faire ? ». Ce visage fait donc effraction dans mon être, rompant ma tranquillité, pour remettre en question mon droit à user du monde comme s’il était mien, et à persévérer dans mon être propre (puisque je me reconnais dans sa vulnérabilité à lui). Selon Lévinas, cette effraction du visage d’autrui dans mon être à moi, c’est ce qui fait le fondement de la morale ; ce visage nu est ce qui nous dit qu’il nous est interdit de tuer, c’est-à-dire de considérer le monde comme un tas d’objets dont nous serions impunément le seul sujet.

Et si cette morale nous engage, nous oblige, c’est bien qu’il ne s’agit pas d’une information comme une autre, mais de quelque chose où nous nous sentons touchés personnellement, dans un « Eh, toi » qui s’adresse incontestablement à nous et pas à quelqu’un d’autre. Par conséquent, cette reconnaissance passe forcément par la sensibilité, car c’est elle qui me permet de me projeter tout entier dans autrui (ne serait-ce que par l’empathie), donc de le reconnaître en tant que sujet, alors qu’un objet me reste toujours extérieur. C’est aussi la seule chose capable de nous indiquer ce qui s’adresse à nous et pas à quelqu’un d’autre : ce qui me touche, me touche moi, me parle à moi, pas au voisin. L’As de Coupes nous avait donné cette idée que le sacré entre dans la matière au travers de la sensibilité ; et les arcanes majeures nous ont fait comprendre que le sacré représente pour moi la seule chose sur laquelle je ne peux pas revenir : le fait que je sois moi et pas quelqu’un d’autre.
Le 2 de Coupes, en introduisant la notion de rencontre, nous apprend donc que c’est la sensibilité qui crée un rapport à autrui authentique.

L’autre est celui qui révèle ce sacré en moi et va me permettre de le retrouver par la réflexivité – c’est parce qu’il m’a arraché à mon point de vue, et m’a fait me projeter dans le sien, que je peux ensuite revenir vers moi-même et m’examiner.

En passant par la sensibilité, je peux être touché par autrui, donc le reconnaître comme « comme moi » (sujet) et « en même temps pas comme moi » (autre sujet que moi, donc imprévisible) ; cette égalité bizarre étant la condition de la reconnaissance et du respect mutuel.

Nous découvrons donc la notion de respect. L’autre est comme moi, mais différent ; cette différence est ce qui fait tout l’intérêt de la parole « Aime ton prochain comme toi-même », sous-entendu, même et surtout s’il est différent de toi (sans cela, ce serait une platitude).

Donc, le degré 2 du développement de l’affectivité, c’est quand elle se révèle à elle-même par le biais d’autrui, dans la rencontre authentique. Et l’amour est évidemment le moment où cela se fait avec le plus d’intensité ; d’où l’interprétation courante de cette carte comme un signe de belle rencontre amoureuse (davantage que l’arcane VI, qui enseigne que l’affectivité est reliée à notre être authentique).

Le Rider-Waite représente donc un homme et une femme se faisant face, l’homme tendant la main vers celles de la femme en un geste donc, sans brutalité. Nous venons de voir que la notion de respect était clairement impliquée par la rencontre : cette carte représente donc une égalité mutuelle, une relation où chacun respecte l’autre pour autrui, sans qu’il y en ait un pour prendre l’ascendant.

Il reste un symbole bizarre à expliquer.

Caduceus.svg Entre les deux personnages, un caducée : c’est celui de Mercure/Hermès, dieu de la communication, du commerce, des transports, bref, du lien entre les hommes. (Ce n’est pas celui d’Esculape, devenu symbole de la médecine, car ce dernier n’a qu’un seul serpent alors qu’ici, il y en a deux avec une paire d’ailes). Dans le domaine de l’hermétisme, c’est un symbole alchimique, où les deux serpents se faisant face symboliseraient les substances élémentaires que sont le soufre et le mercure quand elles se trouvent en parfait équilibre. Très bien, donc, on communique ensemble et ce faisant on se complète.

Mais la grosse tête de lion rouge à ailes n’est pas si facile à comprendre. Là-dessus, Waite est parfaitement inutile :

« A youth and maiden are pledging one another, and above their cups rises the Caduceus of Hermes, between the great wings of which there appears a lion’s head. It is a variant of a sign which is found in a few old examples of this card. Some curious emblematical meanings are attached to it, but it does not concern us in this place » (A.E.Waite, The Pictorial Key to the Tarot).

Le livret qui accompagne la version française du jeu contient un contresens total : « does not concern us in this place » signifie « n’a pas lieu d’être ici », c’est-à-dire dans ce minuscule livret où il n’y a pas la place de s’étendre sur des mystères ésotériques. Cela ne peut absolument pas signifier « sont sans intérêt pour nous », comme l’écrit le traducteur, parce qu’on imagine mal pourquoi Waite et Smith se seraient fatigués à faire apparaître un symbole énorme, tout rouge, dans un jeu où chaque détail est signifiant, s’il n’avait vraiment aucun intérêt ! Donc, cherchons.

AHIDDENHAND.277On retrouve une représentation très similaire dans le culte de Mithra, une religion à mystères pratiquée dans la Rome antique (du 1er au 4ème siècle avant J-C) et inspirée d’un culte perse. Le dessin ci-contre montre bien la tête de lion flanquée de deux ailes, et on retrouve le caducée en bas à droite. Mitra/miθra signifie étymologiquement “ce qui relie / crée du lien” ; et d’après certains, cet homme à tête de lion serait le dieu Aion (ou Zurvan chez les Perses, ou Kronos chez les Grecs), qui représenterait le temps éternel. Le temps éternel s’oppose au temps linéaire en ce qu’il n’est pas borné de chaque côté par le passé et l’avenir, ce qui fait que ce dieu serait celui qui ouvre la porte des deux côtés (en tout cas, c’est l’interprétation qui prévalait jusqu’aux années 70, donc il est possible que Waite et Smith en ait eu connaissance).

On retrouve donc l’idée de ce qui nous ouvre les uns aux autres, ce qui nous permet de créer du lien, ce qui nous permet de dépasser la frontière entre nos corps pour véritablement nous rencontrer. Le symbole rouge passion qui surplombe nos deux tourteraux pourrait donc être un mélange entre le lion de Mithra et le caducée d’Hermès/Mercure, mélange rendu possible par le fait qu’ils aient déjà une paire d’ailes en commun.

Si l’on résume, le message du 2 de Coupes devient clair : C’est par l’affectivité que nous pouvons nous sentir touchés à l’intérieur de nous par l’autre, bien que nous soyons dans deux corps séparés. Il y a quelque chose de divin là-dedans, parce que la réaction affective est purement authentique et vraie. Ce qui fait le lien entre les hommes, le lien authentique, c’est donc elle, l’affectivité.