justice 8Le Tarot de Marseille fait apparaître la Justice en huitième position, et la Force en onzième. Le Rider-Waite et tous les jeux qui en sont dérivés inversent ces deux lames, attribuant le 8 à la Force. Depuis, le monde anglo-saxon s’est habitué à tirer la Justice en 11, tandis que la France s’y oppose farouchement. Pourquoi tant de haine ? Comment expliquer ces changements surprenants, et surtout, à qui faire confiance ? Nous allons voir quelles considérations historiques il y a derrière cette confusion, l’impact qu’elle a sur notre lecture, et argumenter pour un choix pratique.

1) Pourquoi ces changements ?   

L’apport de l’occultisme moderne (début XXe) s’est surtout fait au niveau des correspondances entre les différents systèmes ésotériques (astrologie, kabbale, etc). D’après la Golden Dawn, les 22 arcanes peuvent se lier aux 22 lettres de l’alphabet hébraïque, lesquelles correspondent traditionnellement à la somme des 12 signes du zodiaque, des 7 planètes et des 3 éléments primitifs. Comme il y a une correspondance entre les lettres et les signes du zodiaque, si on suit l’ordre de l’alphabet hébraïque, alors la Justice en 8 correspond à la 8ème lettre (Teth), celle qui correspond au Lion, et la Force en 11 à celle (Lamed) traditionnellement liée à la Balance. Le changement opéré par Waite sert à rétablir l’ordre des signes du zodiaque par rapport aux cartes, de façon à ce que la Justice puisse correspondre à la Balance et la Force au Lion conformément à ce qui est représenté sur les images.

justice 11Pourquoi le tarot de Marseille porte-t-il la Justice en 8 ? Parce que du point de vue de la numérologie, le chiffre 8 fait sens pour la Justice, puisque c’est un nombre d’équilibre et de perfection. La correspondance avec les lettres hébraïques (et donc avec le système astrologique tel qu’il est lié avec ces lettres hébraïques) est introduite par la Golden Dawn, donc avec Waite. On peut néanmoins considérer que la correspondance numérologique, qui fonctionne mieux dans le tarot de Marseille, est beaucoup plus utile que la correspondance astrologique doublement voilée à travers l’appel à l’alphabet hébraïque, puisque le chiffre est écrit sur la carte.

(Crowley, dont le tarot Thoth est postérieur au Rider-Waite, rétablit l’ordre Justice/Adjustment en 11 et Force/Lust en 8, non pas pour une question d’ordre dans les chiffres ou de correspondance astrologique, mais parce qu’une modification différente dans les correspondances entre lames et lettres hébraïques lui a été révélée).

Bref, que croire ? Comme nous pensons que le Tarot est d’abord un outil pratique, pas un prétexte à se perdre dans les détails, nous allons chercher à établir un choix, qui pourra toujours se discuter mais qui permettra au moins de clarifier les choses.

2) Quelle lecture préférer ?

force 11Le Tarot devant représenter un parcours d’individuation, voyons l’impact de notre permutation sur l’enchaînement des étapes de l’initiation. Cela devrait nous permettre de voir quelle perspective nous parle le mieux.

(Le choix ne modifiera vraiment que le calcul de la somme dans un tirage en croix : le chiffre sera différent selon que vous tirez avec un tarot de Marseille et un Rider-Waite. Mais si on y réfléchit, cela ne change rien : essayez de faire les deux tirages l’un après l’autre de toute façon, le message peut être identique mais ce ne sera pas les mêmes cartes qui sortiront… N’oublions pas que le Tarot tire aussi sa force du hasard).

Bref. Le choix qu’on va faire doit aussi nous aider à mieux percevoir l’évolution des forces en comparant les numéros des lames.

Dans le sens traditionnel (Tarot de Marseille) :

Le Chariot (VII) a appris à l’initié de passer du Choix, nourri de l’affectivité (leçon de l’Amoureux), à l’Action qui se fait dans la direction de cette affectivité-là. Il a donc terminé sa conquête du monde matériel. La Justice (VIII) va alors lui apprendre à prendre la responsabilité de ses actes pour lui éviter de devenir un dictateur ; une fois qu’il aura compris que sa personnalité et la responsabilité de son désir sont intimement liées, il se retirera sur la montagne (IX) à partir du haut de laquelle il indiquera leur chemin à qui s’engage lui aussi sur le chemin de l’initiation. Sa méditation lui permettra enfin de comprendre que tout est soumis aux Lois fondamentales (X), et que pour réussir à tirer parti des forces supérieures, il devra d’abord maîtriser les forces internes avec la Force (XI). Ce n’est qu’une fois réconcilié avec lui-même qu’il se possède assez pour pouvoir tout sacrifier, avec le Pendu (XII), afin de changer de perspective avant le grand ménage (XIII).

force 8Dans le sens rétabli par Waite :

Le Chariot (VII) maîtrise l’Action dans le sens de son Désir, et conquiert le monde matériel. La Force (VIII) vient alors lui montrer que cette conquête n’était que l’une des faces de la médaille : il doit aussi s’accompagner de la conquête de soi-même. Réconcilié avec lui-même, il se retire (IX), comprend les forces cycliques qui régissent le monde (X), et que pour en tirer parti, il devra apprendre où se trouve sa responsabilité – la Justice (XI) lui indiquant que contrevenir aux lois qui gouvernent notre être, c’est contrevenir aux lois du macrocosme donc s’exposer à subir les mouvements du pendule cosmique. Ayant réussi à se tenir à sa responsabilité pure, notre initié découvre alors que pour laisser s’exprimer les Lois à travers lui, il doit s’abandonner à un lâcher prise absolu et renoncer à tout pour obtenir une compréhension d’un ordre nouveau (XII) avant de reprendre sur des bases supérieures (XIII).

Comment choisir ?

Il nous paraît difficile pour l’Ermite de se retirer dans la solitude avant de s’être réconcilié avec ses instincts et pulsions inconscientes grâce à la Force – les refouler en fait toujours des démons, et il s’exposerait alors aux horribles persécutions dont est victime saint Antoine.

Le-Retable-d_Issenheim_detail2_-Matthias-Grunewald

Cet Ermite-là nous paraît plus près de subir la Nuit obscure de l’âme (angoisses et mort de l’ego, qui pourraient être représentées par la Lune, XVIII) que de comprendre qu’il faut se laisser porter avec confiance par les cycles de la Fortune. De plus, l’épée tranchante de la Justice sert à se débarrasser impitoyablement de ce qui n’est pas de l’ordre de notre Désir fondamental. Ce Désir étant de l’ordre du spirituel, il ne nous semble pas étonnant que la maîtrise de ce nouvel outil entraîne l’initié à se dépouiller de tout, absolument tout le reste, jusqu’à adopter la posture de sacrifié du Pendu. L’enchaînement impliqué par l’ordre Force-8 et Justice-11 nous paraît donc plus cohérent. Les sciences occultes fonctionnant par progression de réflexions successives, comme toute autre science, on n’est pas forcément obligé de respecter le côté “traditionnel” du tarot de Marseille en le considérant comme indépassable ; les travaux d’approfondissement menés par la Golden Dawn peuvent très bien aller dans le sens du progrès, d’autant plus que les anciennes versions des tarots de type Marseille portent déjà des améliorations successives.

Aussi, personne n’est obligé d’accomplir les différentes étapes de l’individuation dans un ordre prédéfini. C’est tout de même pour cela que nous n’alignons pas les cartes dans leur ordre numérique dans un tirage… Les laisser sortir dans leur ordre à elles, c’est à chaque fois représenter un cheminement personnel, jamais le même qu’un autre. Bref, si la question 8-11 est relativement intéressante d’un point de vue historique, elle ne doit pas nous empêcher de dormir.