Ce texte est la retranscription de l’épisode consacré à Court de Gébelin dans ma chronique sur Le Magicien, le podcast du Tarot Festival. Vous pouvez l’écouter gratuitement sur toutes les plate-formes de podcast. Antoine Court de Gébelin. Si vous connaissez ce nom, c’est que vous l’avez rencontré dans vos recherches sur le Tarot. Si vous ne le connaissez pas, sachez que sans lui, vous ne vous intéresseriez au Tarot aujourd’hui !

Aujourd’hui, on ne le connaît plus que pour cet héritage-là, et il a une image compliquée, un peu fofolle : quelqu’un qui, le premier, a écrit sur le Tarot, et en même temps quelqu’un qui a écrit un peu n’importe quoi, avant de lancer une mode vraiment malgré lui. On verra ce que Court de Gébelin a écrit sur le Tarot, mais je voudrais le replacer dans son contexte, dans le contexte de son œuvre et le contexte historique, parce que résumer Court de Gébelin à son apport au monde du Tarot, c’est ne regarder ce personnage que par le petit bout de la lorgnette. Un peu comme Pamela Colman Smith, dont nous avions parlé dans un autre épisode.

Si on prend un peu de recul sur les légendes qu’il raconte autour du Tarot, on découvre un personnage vraiment intéressant, très intense, qui finit par se cramer. C’est un érudit spectaculaire, engagé, courageux, qui s’est lancé dans une œuvre immense, à la fois originale et complètement délirante, voire désespérée. Je pense que connaître son histoire peut nous permettre de considérer les légendes autour du Tarot avec un peu plus de recul, et nous aider à affiner notre esprit critique.

 

I. Le contexte.

Antoine Court de Gébelin naît en 1728, c’est-à-dire dans le contexte des persécutions religieuses en France. Louis XIV a révoqué l’édit de Nantes, qui garantissait la liberté de culte, et Louis XV a intensifié les persécutions contre les protestants. Le père d’Antoine est protestant, un prêcheur, engagé, notamment pendant une grave période de rébellion, la guerre des Cévennes. Il crée un établissement clandestin où se forment les pasteurs de France (alors que c’est interdit), et il coordonne les différentes églises protestantes de France, pour empêcher la religion de mourir dans des schismes. Jusqu’à sa mort, il se consacre à l’appel à la tolérance. Notre Antoine naît en 1728, en plein dans ce contexte-là. Antoine a le même nom que son père, Antoine Court, mais au moment de partir étudier en Suisse, il ajoute « de Gébelin », qui fait noble, parce que cela l’aide pour échapper aux persécutions. Après des études de théologie à l’académie de Lausanne, il devient pasteur, et se consacre à son tour à la coordination entre les différentes églises protestantes pour en maintenir les liens.

Mais il finit par trouver sa propre voie : pour lui, il pourra mieux défendre les principes de la tolérance religieuse s’il passe par l’écriture et l’érudition. Il quitte donc la Suisse pour Paris, parce qu’il pense qu’il y sera en meilleure position pour plaider la cause du protestantisme en France.

D’abord, il écrit les Toulousaines, un livre politique dans lequel il défend ardemment la mémoire d’un de ses anciens élèves, un pasteur arrêté, jugé et exécuté à Toulouse en 1762. Il mêle cette affaire avec les affaires Calas et Sirven, qui se passent au même moment, et dans lesquelles Voltaire s’était fortement engagé : elles ont en commun une affreuse injustice parce que ce sont des condamnations de persécution, parce qu’ils sont protestants. Les Toulousaines de Court de Gébelin, c’est un peu la même chose que le Traité sur la Tolérance de Voltaire, parce qu’on est vraiment dans le même contexte et au même moment, sauf que de Gébelin est protestant.

Il ne se contente pas d’écrire. Dès son arrivée à Paris, il crée un établissement appelé le Musée de Paris. C’est une sorte de point névralgique où il fait remonter toutes les informations cruciales pour la communauté protestante : les injustices, les demandes, et aussi tous les faits ou idées susceptibles d’intéresser les personnes influentes pour faire avancer la cause. Court de Gébelin se trouve de fait au centre de ce vaste réseau d’influence au service de la liberté religieuse ; il va même plus loin, en se faisait défenseur de l’indépendance des Américains. Influence, érudition : il est tout naturellement amené vers la franc-maçonnerie. Il entre d’abord dans une loge intitulée les Amis Réunis, en 1771, puis passe dans la loge des Neuf Sœurs, où il assiste en 1778 à l’initiation de Voltaire lui-même, avant d’être rejoint par Benjamin Franklin, alors ambassadeur américain en France. On y discute ésotérisme, mythologie, et humanités. C’est dans ce contexte qu’il va se lancer dans la rédaction de l’œuvre qui l’a rendu célèbre.

 

II] Le monde primitif : de l’ambition structurelle au délire total

Le titre complet de son ouvrage est : le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne. L’idée est en rapport avec sa culture protestante et avec son ambition de réconcilier les hommes par-delà leurs différences religieuses. Déjà, Martin Luther, l’initiateur du protestantisme, considère que tous les malheurs des hommes viennent de la perte de leur langue primitive, originelle et unique. Court de Gébelin va prendre cette idée et la pousser le plus loin possible. Pour lui, il n’y a qu’un seul ordre éternel et immuable, cet ordre se traduit par une seule langue, une seule religion, une seule conduite, qui sont les éléments de la perfection qui a été conférée à l’homme par Dieu, et que nous avons perdue aujourd’hui. Aussi, tout se comprend avant tout par le langage. La langue primitive parlée par les hommes était parfaite, parce qu’il y avait une vraie correspondance entre les mots et les choses, alors qu’aujourd’hui, nos mots ne sont plus que des sons arbitraires. Pour retrouver la vérité originelle, il faut donc retrouver la langue primitive, en l’inférant des traces que l’on peut en trouver dans le monde moderne.

De Gébelin lance donc son projet, avec une publicité dans un journal appelé les Éphémérides du citoyen, en 1772. C’est une publication par abonnements, ce qui est assez rare à l’époque, d’autant plus que ce sont de gros livres très chers. Il promet l’origine du langage et de l’écriture ; la grammaire universelle ; l’alphabet et le dictionnaire de la langue primitive ; les rapports de tout cela avec nos alphabets, nos grammaires et nos langues modernes. Rien que ça. C’est impressionnant, et prometteur. C’est très séduisant. Il obtient directement 800 abonnés, ce qui est énorme.

Le premier volume s’appelle Plan général, allégories orientales. Il y pose les bases de son système, qui repose sur l’idée que toute la diversité d’aujourd’hui vient d’une seule et même racine. Pour lui, les mythes fondateurs ne sont que des allégories qui parlent de l’agriculture. Pourquoi l’agriculture, parce que le besoin primordial de tous les hommes est la faim, par conséquent l’histoire de l’agriculture est l’histoire la plus fondamentale racontée par les hommes. Pour lui, tous les personnages de tous les anciens mythes sont des allégories de l’agriculture et de ses bénéfices, et on peut tout interpréter selon cet angle. Il postule que les noms des anciens dieux et des anciens héros n’ont de sens que par rapport à l’agriculture aussi, mais que pour le comprendre, il faut remonter à la langue primitive dans laquelle ils font sens.

Il continue alors sur cette lancée avec le 2eme volume : Grammaire universelle et comparative. Il part de l’idée que tous les hommes ont les mêmes organes de la parole ; que par conséquent la langue primitive n’a pu se développer que de la même façon chez tout le monde ; il le prouve entre guillemets en faisant des tableaux de comparaisons entre différentes langues pour montrer qu’elles ont des points communs.

Il va développer cela dans le 3e volume, Histoire naturelle de la parole. Si les premiers hommes ont développé la même langue en même temps, les premiers éléments des langues sont un certain nombre de sons qui ont le même sens partout. Aussi, toute écriture a commencé comme un système de représentations concrètes, avec des dessins représentant les choses telles qu’elles étaient, avant que les déformations de l’histoire finissent par donner aux lettres une apparence abstraite.

Le Monde Primitif rencontre un franc succès. Ses thèses sont séduisantes, et tout le monde est impatient de voir ce fameux dictionnaire de la langue primitive qu’il ne cesse d’annoncer. Court de Gébelin devient célèbre, au point de décrocher le titre de Censeur royal. C’est une réussite extraordinaire pour un protestant. Louis XVI lui-même achète 25 exemplaires du premier ouvrage. Parmi les abonnés, on compte Marie-Antoinette, Diderot, d’Alembert, Benjamin Franklin, et beaucoup d’autres personnages célèbres à l’époque.

Aussi, il est en train de défendre une idée originale et intéressante. Son système implique que l’homme primitif n’est ni un sauvage ni un sous-homme ; c’est aussi l’idée que toutes les différences entre les hommes ne sont que relatives, ce qui est aussi un appel à la fraternité. Il a aussi l’idée d’expliquer les évolutions de la langue en fonction des évolutions des besoins, des rapports sociaux, de la politique, ce qui est vraiment intéressant d’un point de vue anthropologique.

 

Par contre, est-ce que vous commencez à voir ce qui va poser problème ? Il part d’un postulat très simple, facile à comprendre. Les hommes ayant les mêmes organes de la parole et les mêmes besoins, ils ont forcément commencé par avoir une seule langue. Une fois l’idée posée, Antoine l’utilise pour interpréter tous les faits qu’il trouve en ce sens : les différents systèmes d’écriture, les calendriers, les blasons, les monnaies, etc. Vous voyez que le problème, c’est qu’il s’y prend complètement à l’envers. Si tu décides de ta théorie, et qu’ensuite tu cherches une collection de faits pour la prouver, ce n’est pas fiable, parce que tu vas forcément choisir les faits qui vont bien, et les interpréter de la façon qui va bien pour prouver ton hypothèse. Elle peut être complètement fausse, mais cela va lui donner l’apparence de la vérité, jusqu’à complètement quitter la réalité. Plus on avance dans le Monde primitif, plus cela va se voir. Aussi, cette façon de faire l’amène à complètement nier la diversité des histoires et des cultures. Pour de Gébelin, tout fait sens par rapport à sa façon de penser à lui, c’est-à-dire par rapport à sa culture à lui, à sa façon d’interpréter les signes et les sons. Il ne conçoit pas que d’autres cultures puissent penser autrement, puisque son idée fondamentale est qu’il n’y a qu’une seule culture originelle. En fait, plus ça avance, plus il est visible que le système de de Gébelin est complètement fermé. On a vraiment l’impression qu’il a survendu son idée d’origine, et qu’après cela, il consacre toute son énergie et tout son temps à prouver qu’elle était juste, parce que maintenant qu’il a vendu les abonnements, il est coincé.

Le volume 4 est consacré à l’histoire du calendrier, les 5, 6 et 7 sont des dictionnaires étymologiques du français et du latin, puisqu’il doit passer par là pour en déduire les origines communes de ces langues. Passons  directement au volume 8, parce que c’est là qu’apparaît le tarot.

Ce volume-là ne parle pas que de tarot, au contraire. Il parle… de plein de choses. L’Histoire, le Blason, les Monnaies, les jeux, les voyages de phéniciens autour du monde, les langues américaines, etc. Le etc est dans le titre. Vous voyez qu’on commence un peu à perdre pied. Le livre fait 730 pages, le tarot en prend une soixantaine, avec une trentaine rajoutées à la fin par un autre auteur. Court de Gébelin commence le passage sur le tarot en faisant un gros effet. « Si l’on entendait annoncer qu’il existe encore un ouvrage des anciens Égyptiens, un de leurs livres échappé aux flammes qui dévorèrent leurs superbes bibliothèques, et qui contient leur doctrine la plus pure sur des objets intéressants, chacun serait sans doute empressé de connaître un livre aussi extraordinaire. Certainement. Eh bien, ce livre de la vieille Égypte, c’est le jeu de tarots, ce sont les cartes » (1781).

Il raconte qu’il a examiné pour la première fois le jeu des tarots chez une certaine madame Helvétius. Il interrompt une partie en cours, examine les cartes ; il est tellement incroyablement érudit qu’il en effectue le déchiffrement symbolique immédiatement (d’après ce qu’il raconte). Il dit : « En un quart d’heure le Jeu fut parcouru, expliqué, déclaré Égyptien ». Il fonctionne donc un peu en mode illumination, et il préfère les explications compliquées aux explications simples : s’il y a un pape dans le tarot, ça n’est pas assez cool pour lui de trouver une origine dans la culture chrétienne, c’est forcément quelque chose de non chrétien, mais déformé au point de finir par paraître chrétien. Ça s’appelle tiré par les cheveux. Pourquoi il fait ça ? Parce que pile à cette époque-là, notamment dans les cercles franc-maçons qu’il fréquentait, on est en plein dans la mode de l’égyptomanie : tout ce qui est égyptien est vieux et exotique, donc mystérieux, et on le met à toutes les sauces de façon complètement fantasmée, je vous en ai déjà parlé dans l’épisode sur le tarot dans l’art. Si quelque chose est égyptien, alors il y a forcément quelque chose de profond et de magique derrière : c’est le fantasme qu’on projette sur cette partie du monde à ce moment-là.

Donc, il choisit d’expliquer les origines égyptiennes des cartes. Pour lui, la Papesse, la Lune et l’Étoile sont des cartes en rapport avec la déesse Isis ; la carte du Monde représente le temps (il prend le temps d’expliquer que c’est complètement par hasard que les quatre créatures dans les coins ressemblent aux évangélistes) ; etc ; il prend aussi la décision que je trouve assez bizarre de mettre le Pendu tête en haut, et d’affirmer qu’il représente la Prudence. C’est vrai qu’il manque une Prudence aux vertus des tarots de Marseille, aux côtés de Justice, Force et Tempérance ; elle fait partie des valeurs chrétiennes ; vouloir absolument retrouver la Prudence dans le tarot serait plutôt un argument en faveur de ses origines chrétiennes, à part le fait que la Prudence n’est jamais représentée comme ça en Europe, mais pourquoi pas. Il ne donne pas de raison particulière à son choix à part qu’il le sent bien comme ça ; là aussi, on sent la difficulté qu’il peut avoir à imaginer qu’une culture différente de la sienne puisse imaginer autre chose que les idées chrétiennes dont il a l’habitude.

Surtout, pour lui le Diable représente Typhon, « Frère d’Osiris et d’Isis, le mauvais Principe, le grand démon d’Enfer ». Je veux juste prendre deux secondes pour pointer que c’est sur des arguments comme ceux-là qu’on peut voir que de Gébelin, et les autres occultistes après lui, ne s’intéressent pas à la culture égyptienne à part pour la citer en faisant mystérieux. Chez les Égyptiens, le dieu Seth n’est pas une figure du chaos comme Typhon – Typhon, c’est la mythologie grecque, d’abord, et ce n’est pas le même personnage. Seth, c’est plutôt une figure de trickster, l’archétype qu’on a vu dans un des derniers épisodes. Il est le rival d’Horus qui représente l’ordre, et Seth doit lui faire face avec agressivité, sans cesse vaincu et sans cesse renaissant, pour maintenir les dynamiques en mouvement. Pour les égyptiens, le Pharaon doit incarner les deux divinités à la fois, Horus pour maintenir l’ordre dans le pays, Seth pour déchaîner sa vengeance sur ses ennemis. On imagine mal un dirigeant chrétien à qui l’on demanderait d’incarner à moitié le Diable. C’est Plutarque qui fait l’amalgame entre Seth et Typhon, qui est une divinité malfaisante dans la mythologie grecque, et en fait juste un principe du mal opposé au principe du bien. Les égyptiens n’ont pas ce genre de conception dualiste, tout simplement parce que c’est une autre culture, donc ils ne pensent pas de la même façon que les chrétiens. Mais de Gébelin ne cherche pas à faire des distinctions compliquées comme ça : il veut juste démontrer que le jeu est égyptien parce que ça lui permet de se donner une image d’érudit initié aux choses mystérieuses. Il conclut donc que « ce Jeu, entièrement allégorique, ne peut être l’ouvrage que des seuls Égyptiens », et il monte tout son raisonnement à partir de là. La réalité historique est bien moins attrayante, la lune et le soleil sont historiquement des représentations du fait qu’il y a une lune dans le ciel la nuit et un soleil dans le ciel le jour, et ça ne va pas plus loin ; néanmoins, de Gébelin a besoin d’en faire quelque chose de plus profond, parce que sinon ça ne va pas vendre son bouquin.

L’argument qui vient souvent dans ces cas-là c’est : oui, mais là on parle de secrets initiatiques, les historiens n’ont pas accès aux secrets initiatiques parce qu’ils ne sont pas initiés, donc on ne parle pas de la même chose, évidemment que les initiés ne vont pas dire la même chose que les historiens. A ce moment-là, il suffit de regarder la suite du livre. De Gébelin ajoute à son propre texte une autre dissertation sur le Tarot, celle du comte de Mellet. Le comte de Mellet va montrer un exemple de divination par le tarot. Donc, de Gébelin affirme être le premier à avoir découvert les secrets ésotériques du tarot, et juste après le comte de Mellet explique un système qu’il a appris quelque part, et personne ne voit la contradiction. Ensuite, le comte de Mellet aussi donne sa vision des cartes, il donne une étymologie et des attributions complètement différentes de celles de de Gébelin. Là encore, aucun problème (et surtout aucun problème pour faire paraître les deux textes l’un à la suite de l’autre). Cela nous montre bien que ces deux-là ne sont pas dans l’idée de soudain transmettre un certain secret initiatique resté caché jusqu’ici, mais qu’ils sont bien tous les deux dans une interprétation personnelle du jeu, et que c’est ce côté personnel qui compte, la libre recherche. C’est quand même important de noter cela : on se plaint de ce que tous les livres sur le tarot se contredisent, mais le tout, tout premier à avoir jamais été publié contient déjà deux textes contradictoires. S’il fallait une preuve supplémentaire qu’il n’y a pas de signification « originelle » au Tarot mais que chacun projette la sienne dessus, c’est bien celle-là.

On a donc un texte qui est vraiment surprenant, parce que c’est assez clair que le tarot est un prétexte rajouté comme ça, à la pelle, avec tout un tas d’autres choses, parce qu’il faut continuer la publication du Monde Primitif, que de Gébelin est fatigué, et qu’il est un peu désespéré parce qu’il sait que tout le monde l’attend au tournant parce qu’il a promis un dictionnaire de la langue primitive, et que là ça fait des années qu’il le repousse, juste parce qu’avec un postulat comme le sien, ça n’est pas quelque chose de possible. On peut donner des exemples de ressemblances entre certaines lettres et idéogrammes quand on les choisit bien parmi les millions de combinaisons possibles ; mais comme le postulat de départ est faux, écrire un dictionnaire complet, c’est juste un travail impossible, et il doit bien s’en être rendu compte, là où il en est arrivé. On est content de ne pas être à sa place.

Néanmoins, dans ce passage sur le tarot, il a quand même utilisé les ingrédients nécessaires pour que ça passe, parce que cette histoire d’égypte et de secret caché dans des cartes à jouer est exactement ce dont le public a envie à ce moment-là. C’est pour ça que quatre ans plus tard, Jean-François Aillette (plus connu sous le pseudo Etteilla) prend la relève en écrivant son livre à lui sur la divination par le tarot. Lui va pousser à fond cette idée de l’origine égyptienne du tarot, parce que sur le plan marketing, ça marche. Voilà ce qu’il écrit : « Le Tarot est un livre de l’Égypte ancienne dont les pages contiennent le secret d’une médecine universelle, de la création du monde et de la destinée de l’homme. Ses origines remontent à 2170 avant J.-C. quand dix-sept magiciens se réunirent en un conclave présidé par Hermès Trismégiste. Il fut ensuite incisé sur des plaques d’or placées autour du feu central du Temple de Memphis. Enfin, après diverses péripéties, il fut reproduit par de médiocres graveurs du Moyen-Âge avec une quantité d’inexactitudes telle que son sens en fut dénaturé ». Il redessine alors le tarot pour le « renaturer », évidemment à l’égyptienne, et le baptise « livre de Thot » suite à ce qu’a écrit de Gébelin. Quelques années après, Etteilla ne parlera plus désormais qu’en Initié du Livre de Thot, ce qui claque assez pour lui assurer une bonne exploitation commerciale ; c’est lui qui relance vraiment l’intérêt pour le tarot. Même si quelques années avant, ça se faisait déjà de faire de la cartomancie avec, comme on le faisait avec les cartes normales : ni de Gébelin ni Etteilla n’ont rien inventé, mais pour la première fois, ils publient.

 

Donc, c’est à partir de là que le tarot prend officiellement son essor, et qu’il va fasciner les artistes, les occultistes et le grand public jusqu’à aujourd’hui. De Gébelin a au moins l’intérêt d’avoir ouvert grand les portes de l’imaginaire, car c’est son livre qui inspire Etteilla, qui lui-même commence à populariser l’idée. C’est donc une réussite pour le monde du tarot ; mais malheureusement, l’histoire ne se termine pas si bien pour Antoine.

 

III] Le déclin de de Gébelin

Après le volume sur le Tarot, il en ajoute encore un, le dictionnaire étymologique de la langue grecque, cette fois-ci. Vous imaginez que pour les gens qui pensaient qu’ils allaient recevoir la clef primordiale de toutes les langues, la marque de la vérité originelle, etc, comme de Gébelin l’avait promis dans la publicité qui a lancé toute l’affaire, ça commence à bien faire de recevoir des dictionnaires d’étymologie super chers à chaque fois. De Gébelin a promis une révélation sensationnelle, ça fait des années, et elle n’arrive toujours pas. Le public se désintéresse du Monde Primitif, et les abonnements dégringolent.

Ce serait déjà un problème pour lui, puisque c’était son gagne-pain ; malheureusement, tout s’aggrave. Vous vous souvenez, je vous ai raconté qu’il avait lancé une initiative vraiment intéressante pour la communauté protestante, ce fameux Musée de Paris où transitaient toutes les informations importantes de la communauté pour les transmettre à des personnes influentes susceptibles de faire avancer la cause. Deux hommes abusèrent de sa confiance pour lui faire contracter des dettes en tant que président de l’association ; il se retrouva tourmenté constamment par des créanciers qu’il ne connaissait pas sans jamais savoir combien il devait. Toutes ses économies y passèrent. Quand il mourut, il était depuis un mois au bout de ses ressources, et dans le plus triste dénuement.

Juste une parenthèse sur le moment de sa mort. Dans ses dernières années, Antoine avait rencontré Mesmer, le médecin autrichien père du magnétisme animal. Mesmer utilisait ses mains et des appareils électriques spéciaux pour manipuler ces invisibles énergies et promettre la guérison de nombreuses maladies. Certaines de ses thérapies impliquaient de mettre le patient dans une baignoire spéciale, remplie d’eau magnétisée. Quelques années auparavant, Mesmer avait traité de Gébelin pour une infection à la jambe ; guéri, de Gébelin lui fut extrêmement reconnaissant. Malheureusement, après la trahison du Musée, une nouvelle dégradation de son état de santé le poussa à revenir chez Mesmer, qui le traita avec une de ses baignoires spéciales. Le lendemain, de Gébelin était mort. Nous sommes en 1784. Électricité et baignoires ne faisant pas bon ménage, on soupçonna immédiatement Mesmer d’avoir commis un Claude François sur le pauvre érudit. Un poème anonyme, cité par Decker, DePaulis et Dummett dit :

“Ci-gît ce pauvre Gébelin,
Qui parloit Grec, Hébreu, Latin;
Admirez tous son héroisme:
Il fut martyr du magnétisme.”

Néanmoins personne n’a pu prouver que Mesmer ait fait quoi que ce soit de mal ; j’ai même retrouvé sur internet le rapport d’autopsie de de Gébelin. Son état physique était tellement dégradé qu’il y a toutes les chances pour qu’il soit mort quand même sans cette histoire de baignoire : les médecins constatèrent un état catastrophique de ses reins, qui avaient gonflé jusqu’à trois fois la taille normale, et lui trouvèrent une grosse tumeur cancéreuse sous le nez. Mesmer ne l’a donc sans doute pas tué.

Antoine laissait trente mille livres de dettes. Les créanciers firent saisir le Musée, en même temps que tous ses papiers, qui furent vendus aux enchères. Parmi ces papiers, les notes qui devaient servir à la rédaction de la fin du Monde primitif, toute sa correspondance au sujet des affaires protestantes de son temps, et une immense quantité de documents que son père avait recueillis sur l’histoire des protestants français réfugiés.

Trois ans après sa mort, en 1787, Louis XVI signe l’édit de Versailles, qui rend aux protestants l’existence légale dont les avait privés Louis XV. A la Révolution, en 1789, l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen promulgue enfin la liberté de conscience et de culte. De Gébelin n’est pas là pour voir le couronnement de ses efforts et l’arrivée de la tolérance religieuse pour laquelle il s’est battu toute sa vie.

 

Ce que cela nous apprend sur le monde ésotérique en général

Je pense que c’est intéressant de se pencher un peu sérieusement sur ce qui est quand même le texte fondateur de notre intérêt pour le tarot, avec du recul et un peu d’esprit critique. Cela nous apprend plusieurs choses. D’abord, le fait que les livres sur le tarot se contredisent ne date pas d’aujourd’hui : le premier livre publié sur la question contient deux textes qui se contredisent déjà. Ensuite, il ne faut pas se laisser impressionner par l’érudition de quelqu’un, ou par le fait qu’il présente une hypothèse séduisante parce qu’elle donne l’impression de donner du sens facilement à tout un tas de choses complexes. C’est la forme du raisonnement qu’il faut regarder. Est-ce qu’il cherche ses faits en fonction de son hypothèse, ou est-ce qu’il commence par regarder les faits pour en déduire une hypothèse qui fonctionne. C’est cela, l’esprit critique qu’il faut absolument, nécessairement entraîner, surtout quand on s’intéresse à des domaines comme l’ésotérisme. Enfin, cela nous permet de prendre plus de recul sur notre utilisation du Tarot. Le texte de Court de Gébelin ne fait pas sens, ni historiquement, ni au niveau initiatique, et de toute façon, dans son livre, le tarot n’est qu’un prétexte parmi d’autres pour balancer des idées égyptiennes. Mais c’est le premier à avoir publié dans un livre l’idée que l’on puisse trouver du sens dans le Tarot. Depuis, on a produit des milliers d’autres livres sur le tarot, tous avec des significations assez différentes ; mais si vous écoutez ce podcast, c’est aussi que vous avez fait l’expérience par vous-même de la puissance de réflexion que peuvent apporter les cartes. L’histoire de Court de Gébelin nous montre que nous pouvons nous détendre au sujet du tarot : il n’y a pas de secret initiatique égyptien ou autre qui y serait habilement dissimulé, ce jeu n’est rien d’autre qu’un prétexte. Mais tout prétexte, s’il est bien utilisé, peut être prétexte à faire des choses intéressantes. De Gébelin a dit des choses fausses, mais qui ont inspiré des générations, et c’est grâce à lui que nous pouvons jouer au jeu du tarot ésotérique aujourd’hui. De même, nos cartes de tarot ne contiennent pas de magie, mais nous fournissent des prétextes pour amener notre réflexion sur des terrains qu’elle n’aurait pas osé aborder sans le coup de pouce du hasard. Sans l’entreprise démesurée d’Antoine, nous ne profiterions pas aujourd’hui d’un outil de réflexion bien utile, même si lui s’est complètement perdu dans sa croyance de départ. Le texte du comte de Mellet est tellement délirant que je ne peux absolument pas croire qu’il ne l’ait pas écrit uniquement pour rigoler. Le tarot est un outil de trickster, un jeu fripon. Il fait voler en éclats nos croyances ; le sérieux est donc son pire ennemi. Continuons donc à jouer avec nos cartes, mais restons conscients que tout cela n’est qu’un jeu.