Les symboles que porte le Tarot sont incontestablement chrétiens : le Pape, le Diable, la Maison-Dieu, etc. Pour autant, le Tarot est-il un outil « chrétien » ? Cela impliquerait que toute vérité donnée par le Tarot le soit en soumission à la doctrine chrétienne, ou en d’autres termes, qu’un lecteur non chrétien ne pourrait pas en bénéficier. C’est difficile à accepter pour un outil censé nous libérer en nous apprenant à trouver notre propre vérité, par opposition à tout ce qui peut nous être imposé de l’extérieur. Cherchons donc à voir comment se place le Tarot par rapport à cela.
Il s’inscrit dans une sphère culturelle chrétienne. Les grandes idées qu’expriment les arcanes majeures peuvent se représenter de toutes les manières qu’on veut, mais c’est plus facile en utilisant des symboles déjà familiers au lecteur. Dans cette culture, tout le monde sait que le pape est garant de la doctrine de l’Eglise, donc il est facile de faire le lien entre le pape et l’idée d’enseignement sacré (en général). Les symboles du Tarot auraient-ils donc fonction de raccourci plutôt que de parti-pris doctrinaire ?
L’intéressant, c’est que ces images ont beau être d’inspiration chrétienne, elles sont surtout violemment subversives. Par exemple, on n’est encore qu’au tout début du jeu qu’on nous envoie une représentation absolument interdite par l’Eglise et insupportable d’un point de vue doctrinal : une Papesse. Tous les papes doivent être mâles, c’est la loi de l’Eglise.Selon la légende, une femme aurait bien réussi à gravir les échelons de l’Eglise en se travestissant (la papesse Jeanne, dont on dit qu’elle aurait régné au XIIIe siècle) ; en tout cas, l’histoire ne se termine pas bien – un accouchement qui se déclenche en pleine procession trahit son sexe, et elle est aussitôt lapidée. Depuis, le souverain pontife devrait éviter le lieu où cela s’est produit (on ne parle pas de martyre), à cause du caractère honteux de la supercherie ; et il serait absolument interdit de représenter Jeanne dans la succession des papes. La Papesse dans le Tarot représenterait donc l’impensable, ce qu’on ne veut pas voir… le refoulé – ce qui correspond bien à l’idée qu’il y a « quelque chose de caché derrière le voile ». Or, une institution fondée sur une doctrine ne peut pas accepter qu’on parle de son refoulé.
De même, l’image de l’Amoureux (VI) dans le Rider-Waite prend à rebrousse-poil l’histoire chrétienne dont elle s’inspire. On voit Adam et Eve nus, debout à côté de ce qui ne peut qu’être les arbres de la Vie et de la Connaissance. Etrangement, l’ange est en train de les bénir, non de les menacer ou de les punir alors que c’est ce sur quoi porte le récit biblique. Et surtout, c’est la femme qui regarde l’ange, alors que l’homme regarde la femme. C’est donc la femme qui a un rapport avec le sacré, pas l’homme. Cela a beau être un symbole qui représente les parties de l’esprit, c’est tout de même surprenant par rapport à tous les siècles où la femme a été considérée par l’Eglise comme une créature sans âme, ou du moins incapable de saisir les vérités religieuses (et elle n’est pas prête d’être pape).
Le Pape (V) sur le Rider-Waite a un visage clairement androgyne, pour en rajouter encore une couche. Dans toutes les versions, il a deux élèves, un rouge et un bleu, pour signifier qu’il y a deux façons de recevoir la doctrine : une active et une passive. La doctrine est reçue passivement si on l’écoute pour s’y conformer. Elle est reçue activement si on la fait sienne, c’est-à-dire si on s’en sert comme tremplin pour découvrir sa propre vérité spirituelle. Or, ma propre vérité spirituelle, elle est propre à moi seul. Donc elle est forcément différente de celle de l’Institution. Ne suis-je pas forcément hérétique si j’introduis l’idée de recevoir la doctrine « activement » ?
Pour la lame XVI, c’est encore pire. Qu’est-ce qu’on appelle « la maison de Dieu » ? (« Maison-Dieu » est un génitif ancien, qui veut dire la même chose). C’est une église. Donc, un lieu sacré par excellence, où l’on est protégé. Que se passe-t-il dans la carte ? Le lieu dans lequel on s’était enfermé est détruit par l’intervention d’une puissance supérieure, ce qui nous permet d' »ouvrir les yeux » et de nous rendre compte que nous étions pris dans une vision doctrinaire. La véritable maison de Dieu est donc le monde réel, et surtout pas la construction que l’on s’était faite. Voilà une belle critique de la religion instituée : en somme, on nous dit qu’une église, en tant que bâtiment institutionnel, c’est tout sauf la maison de Dieu.
De même, le Jugement (XX) est dessiné avec un parti-pris très inhabituel. On reconnaît l’idée de jugement dernier, ce passage de l’apocaypse où les morts sortent de leur tombeau à l’appel de la trompette. Or, dans l’iconographie chrétienne, l’accent est surtout mis sur la punition qui suit le jugement, et l’on voit les pécheurs jetés dans un lac de feu, entre autres horreurs. Rien de tel sur la lame du Tarot, qui montre uniquement le bonheur d’une reconnaissance mutuelle entre les êtres humains et l’ange qui appelle.
La dernière lame du Tarot, qui nous montre l’éveillé, la personnalité entièrement intégrée et consciente d’elle-même, l’identifie immédiatement au Monde, donc au Tout, pas juste à une partie. On voit bien qu’il ne s’agit pas de nous soumettre à un Dieu extérieur à nous ; si c’était le cas, la lame la plus forte devrait représenter Dieu le père assis sur son trône, et peut-être l’initié agenouillé devant lui. Au contraire, il s’agit de nous identifier avec le reste de ce qui existe, en reconnaissant que ce Dieu que l’on a enfin atteint était en nous depuis le début, même si on ne le voyait pas. Cela ne récuse pas la notion de Dieu ; mais la soumission dans la crainte, oui.
Bien sûr, c’est le caractère institutionnel de la religion qui est critiqué, c’est-à-dire l’idée qu’il y ait une doctrine, soit une seule vérité pour tous, et qu’il faille s’y soumettre. Cela ne remet pas en question le message du Christ en lui-même, la notion de foi individuelle, ou encore la beauté que l’on peut y trouver – tant qu’on l’y trouve pour soi-même, de façon active. Le Tarot ne critique pas la religion chrétienne, mais utilise son iconographie pour détruire de l’intérieur l’idée qu’elle soit une doctrine qui vaudrait pour tout le monde, car c’est le germe de tous les fanatismes. Il est peut-être d’autant plus urgent d’étudier ce type d’enseignement, à une époque marquée par la radicalisation religieuse et le refus du doute.
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