Si vous avez acheté un jeu autre que le Rider-Waite de base, seul traduit en français, vous avez remarqué que les noms anglais varient fortement par rapport aux habitudes françaises. Voilà la Papesse qui devient Grande Prêtresse, le Pape qui se fait « Hiérophant »… A quoi servent ces modifications et surtout que préférer ?
En France, après une hésitation entre Fou et Mat pour cette première ou dernière carte, et quelques variantes orthographiques, le nom des cartes s’est assez vite arrêté : Mat, Bateleur, Papesse, Impératrice, Empereur, Pape, Amoureux, etc. Le tarot de type Marseille domine (numériquement, sur des jeux de type Besançon par exemple, qui contiennent Junon et Jupiter) et c’est le modèle sur lequel se base Lévi dans ses travaux qui inspirent une bonne partie de la résurgence occulte au dix-neuvième siècle.
L’effervescence ésotérique est lancée et début vingtième, elle ne s’arrête pas à nos frontières : outre-Manche, recherches, calculs et inventions vont bon train. L’essentiel du travail est fait par la Golden Dawn, école de magie dont la doctrine peut se résumer à grands traits par un travail volontaire sur les forces inconscientes par le biais du rituel et autour des énergies libidinales. Pour replacer tout ça dans l’histoire des idées, c’est exactement à cette époque que Freud commence à se battre pour imposer le lien entre libido et forces inconscientes au sein de la bourgeoisie viennoise.
1. Extirper les influences catholiques dans le nom des arcanes
La Golden Dawn vient d’une tradition chrétienne (Lévi est un pur mystique chrétien, et Waite partage ses élans). Mais elle se rend compte aussi des ravages de l’inhibition sexuelle promulguée par un certain catholicisme. De façon très nietzschéenne, on reproche à l’Église d’avoir réduit à néant l’énergie des individus en leur faisant internaliser un sentiment de culpabilité constant et destructeur, bref, d’avoir créé des générations de névrosés dont les blocages sexuels les rendent pâles et apathiques. Or, l’homme devrait rassembler consciemment ces énergies pour les mettre au service de sa volonté propre ; l’éveillé, ou l’initié, est une sorte de surhomme dont les forces internes réconciliées tendent vers un but précis au lieu de l’auto-destruction constante du névrosé sexuellement inepte.
Lévi a appelé « arcanes » les cartes du Tarot, et a décidé que leur suite représenterait la voie par laquelle on en vient à se connaître soi-même, donc à coïncider avec sa Volonté essentielle. La Golden Dawn menée par Waite s’attache à « améliorer » le Tarot pour que son système se mette à vraiment bien marcher dans cette optique-là (alors que, si on a bien suivi, les cartes n’étaient pas prévues pour ça à la base). Il est donc naturel que la traduction anglaise fasse le choix de gommer toute référence à l’Église dans le Tarot ésotérique, puisque c’est un outil de libération des névroses.
La Papesse devient donc the High Priestess, parce qu’une grande prêtresse correspond parfaitement à l’idée de gardienne du mystère ; cela lui donne un côté païen à la fois énigmatique et imposant, alors que « papesse » en français peut donner l’idée d’absurdité (ça n’existe pas).
Le Pape devient the Hierophant, c’est-à-dire « celui qui porte (montre) les mystères ». On ne perd rien de la signification de la carte, au contraire, puisque le travail du Pape est d’enseigner la doctrine religieuse ; par contre, on se débarrasse de l’idée de soumission à un chef. Ce que la Papesse garde caché, le Pape l’enseigne : ça fonctionne bien.
La Maison (de) Dieu devient the Tower, parce que la maison de Dieu est normalement l’Église, et que dire « la Tour » rappelle l’histoire de la tour de Babel sans impliquer cette notion d’appartenance forcée.
2. Pousser le Tarot vers une magie noble
Pour le Bateleur, c’est différent. L’image de la Renaissance montre un bateleur de foire, c’est-à-dire un magicien dans le sens d’illusionniste, charlatan, ou un arnaqueur qui raconte n’importe quoi. Or, les membres de la Golden Dawn sont des magiciens sérieux ! Il faut donc trouver un moyen d’anoblir cette carte.
Le magicien, c’est celui qui sait vraiment agir sur le monde en mettant à profit toutes les forces qui sont en lui. On ne comprend pas bien ce qu’il fait, parce qu’il tire aussi parti des forces inconscientes (auxquelles la conscience n’a par définition pas accès), et on ne sait pas bien si c’est bien ou pas, parce que tant qu’on n’a pas terminé le chemin de connaissance que soi, on n’est pas sûr de ne pas confondre sa Volonté essentielle avec une simple envie plus ou moins bonne ; mais en tout cas il n’est pas là pour arnaquer les gens. Conservons donc l’ambiguïté nécessaire au début du chemin, « celui qui a de quoi faire ce qu’il veut sans qu’on sache trop si c’est bien », et supprimons l’idée de basse classe sociale : voilà notre Bateleur transformé en Magician. Il en profite pour devenir beaucoup plus théâtral, mais l’idée fondamentale de la carte est rendue bien plus claire par ce geste reliant le haut au bas, qui n’était qu’au mieux esquissé subtilement dans la version d’origine : agir, c’est faire communiquer le haut (ma volonté) et le bas (le monde).
L’Amoureux devient the Lovers au pluriel, parce qu’on parle de réconcilier les différentes parties qui nous constituent, et qui tendent de toute façon les unes vers les autres puisqu’elles sont faites pour s’entendre. Malheureusement le terme reste ambigu, ce qui a conduit pas mal de lectures modernes à taper dans le contresens « tu vas rencontrer un homme amoureux de toi » (cette interprétation-là n’ayant pas trop de lien avec la question « qui suis-je », elle se trouverait plutôt dans le 2 de Coupes).
Le Mat, lui, devient the Fool pour revenir à ses racines de Fou, ce qui est plus clair que « mat » qui n’existe pas en français de toute façon. Cela termine aussi d’assigner la première place à cette arcane qui représente alors beaucoup mieux le début du travail initiatique (où l’on part de l’ignorance de soi et de ce qui va venir, mais avec confiance et légèreté) que ce mendiant hagard et effrayant des anciennes cartes (Lévi le met à la fin). On voit bien comme le choix des termes amène subtilement le jeu à coller au plus près d’un système pour lequel il n’était pas fait au départ.
Quant aux cartes mineures, leur traduction anglaise est rigolote aussi parce qu’on y voit clairement la volonté d' »anoblir » quelque chose de banal. « Bâton » devrait se traduire par « stick », parce que c’est ce avec quoi on tape sur quelqu’un d’autre, ce qui n’est pas très ésotérique. Les Anglais font donc le choix de pousser la traduction en adoptant le mot « Wand », qui signifie plutôt « baguette » dans le sens de baguette magique. Voilà qui fait déjà drôlement plus sérieux. De même, les Deniers ne sont que des pièces de monnaie ; on retrouve la traduction « coin » (pièce) dans certains tarots modernes, mais la Golden Dawn a clairement fait le choix de l’ésotérisme par opposition aux trivialités financières en les appelant « pentacles ». Le pentacle est un symbole d’ancrage, rappelant la figure de l’homme avec les deux pieds plantés sur la terre et la tête tournée vers le ciel : on comprend donc bien qu’avec cet élément, on parle de tout ce qui est ancrage concret, d’avoir sainement les pieds sur terre, et pas juste de bêtes questions d’argent. C’est pourquoi on a des étoiles sur le Rider-Waite.
3. Alors que préférer dans ma pratique ?
Depuis cette époque, les Anglo-saxons tirent donc les cartes avec les noms modernes, Magician, Hierophant etc. Par contre, lorsqu’on achète une version française du Rider-Waite, on se rend compte que les traducteurs ont préféré suivre la tradition Marseille (Bateleur – Pape), parce que c’est le système le plus répandu en France et qu’il ne faut pas non plus s’aliéner des clients déjà malmenés par l’échange des arcanes VIII et XI. Ce n’est pas une catastrophe, puisqu’il s’agit surtout d’un travail sur la nuance. Si on parle couramment anglais et qu’on utilise le Tarot dans le cadre d’une pratique de développement de Soi nourrie des travaux anglo-saxons, la familiarité des noms anglais sera utile. Je suis très gênée par contre (pas vous ?) par les cartes non traduites lorsqu’il s’agit d’énoncer l’interprétation en français : les mots anglais ont tendance à court-circuiter mon vocabulaire français en m’envoyant vers la « base de données » anglaise, et traduire les formules qui peuvent me venir en anglais me prend des ressources qui seraient mieux consacrées à l’interprétation elle-même.
Dans tous les cas, je pense qu’il vaut mieux se focaliser sur l’idée de base de chacune des cartes, que sur des détails secondaires dont font partie les titres. On s’adaptera aussi au jeu que l’on tire à ce moment-là : un Bateleur spécialement patibulaire comme celui de l’Ancien tarot Italien présenté plus haut donnera des interprétations sans doute plus axées « mise en garde » que le beau Magicien, précis et talentueux, des tarots de type Waite. La bonne interprétation est de toute façon celle qui colle le mieux au jeu choisi par vous pour cette question-là.
Bonjour, merci pour cette mise au point. J’aime gardé les nos d’origine pour ma part, mon élan n’est pas le même en fonction du tarot que j’utilise… Marseille passe bien ou là le Smith Waite passera autrement… Mon ressenti est pas le même, la connectivité est différente…
dans certains jeu, les batons sont souvent traduit par les lances. j’ai eu pas mal de difficultés à comprendre car ça me bloquait au depart, mais on s’habitue. autrement, certaines traductions s’appropient totalement le tarot au point d’etre perturbant! j’ai un tarot chinois qui utilise la canne en bois pour les batons, ce que j’ai du mal à accepter. la mort est associé au fantome ( pourquoi? j’aurai plus vu un phoenix), et le monde à l’univers. c’est tout ce meme interessant de voir ca, ça permet de sortir des sentiers et de se poser des questions sur l’interpretation.