Vous lirez parfois des formules comme « Le Tarot, ce livre à l’auteur mystérieux, à la sagesse séculaire, aux origines immémoriales… ». Attention !Ce genre d’affirmation n’a pas de fondement historique ; en général, on le répète parce que cela impressionne, ce qui amène le débutant à baisser sa garde pour faire confiance à celui qui parle de « mystères » si… mystérieux. On est alors sur une pente glissante, qui peut bien conduire à de l’emprise.
Ne vous y trompez pas. Le Tarot est un outil à la portée de tous, sa lecture est relativement moderne, il a évolué au fil de temps, et on connaît la façon dont il s’est construit. Si nous pouvons en tirer des merveilles aujourd’hui, c’est surtout parce que sa structure élégante aide à révéler les merveilles qui sont en nous. Mais il sera plus facile de profiter en toute conscience de ce que peut nous apporter le Tarot si l’on comprend clairement de quoi l’on parle ! Cela vaudra de toute façon mieux que de se perdre dans une fascination un peu dangereuse pour ce qui n’est en définitive que des bouts de carton.
1. Des débuts très loin d’être mystiques
Pour lire l’avenir sans nous perdre, il vaut mieux commencer par remonter dans le temps ! Plonger dans l’histoire de ce qui est devenu le Tarot révèle un fascinant patchwork qui n’est devenu ce que nous connaissons que très tardivement…
Les débuts du jeu de cartes
L’histoire du tarot commence avec le jeu de cartes lui-même. Les premiers jeux de cartes ont fait leur apparition en Orient, vers 1350. Il y a des spéculations selon lesquelles les Chinois ont pu être les premiers à expérimenter avec ce concept, mais c’est chez les Arabes que l’on retrouve pour la première fois un jeu divisé en coupes, bâtons, épées et deniers, incluant des figures. Aujourd’hui, ce type de jeu existe toujours : il a perduré dans les régions méditerranéennes, on l’appelle « jeu à enseignes latines » (ou italiennes), mais c’est bien le même, et il sert toujours à jouer.
L’émergence des cartes allégoriques
Ce qu’on appelle aujourd’hui « arcanes majeurs », ces cartes aux images allégoriques et symboliques, a vu le jour autour de 1450 à Milan, en Italie. Originellement, ce sont des suites de représentations de choses importantes dans la société et pour l’éducation : le Pape est le chef de l’église catholique, la Mort frappe indistinctement, Justice, Force et Tempérance sont des vertus dont il faut savoir faire preuve pour bien gouverner, le Soleil, la Lune et les Étoiles sont ce qu’on voit dans le ciel, etc. Ces cartes avaient pour but d’instruire et d’inspirer.
L’assemblage du Tarot
Un jour, ces deux types de cartes se sont retrouvés rassemblés en un mariage parfaitement improbable. Le jeu de cartes était utilisé par les catégories populaires, les représentations allégoriques par l’aristocratie ; en une alliance des plus inconvenantes, on les rassembla en un seul jeu nommé tarot. Les cartes illustrées y servirent d’atout, et elles jouent encore ce rôle aujourd’hui dans le tarot à jouer, bien que les dessins aient été modifiés depuis. Eh oui, tarot à jouer et tarot à lire sont historiquement bien le même jeu !
2. Les jeux historiques, une diversité qui s’est restreinte
La structure des tarots que nous connaissons aujourd’hui est le fruit d’une longue évolution. Les grands traits sont restés à peu près les mêmes au fil du temps, mais dans les détails, l’évolution a été assez complexe. Par exemple, on a souvent tendance à considérer l’ordre des cartes que l’on connaît comme « le vrai » ; mais c’est oublier que l’on s’appuie ce faisant sur des jeux assez tardifs, et que la numérotation n’a pas toujours été la même selon les régions et les époques.
Les atouts des premiers tarots italiens connus, comme le Visconti-Sforza, ne sont même pas numérotés ; les cartes sont toujours à peu près rangées par ordre d’importance (le Fou tout en bas, Dieu tout en haut), mais selon les jeux, leur ordre varie souvent (les historiens recensent trois ordres différents en fonction de la région de création du jeu). Les noms des cartes diffèrent (par exemple, la Maison-Dieu peut aussi s’appeler la Foudre), comme les images elles-mêmes ; les tarots de Besançon remplacent les cartes de la Papesse et du Pape par Junon et Jupiter. Le tarot Minchiate, qui connut son heure de gloire au dix-huitième siècle, comporte non pas 22, mais 41 atouts, ajoutant aux allégories habituelles les douze signes du zodiaque et les quatre éléments[1]. Ah, oui, et tant qu’on y est, le tarot n’est toujours pas de Marseille. En France, il est surtout de Lyon, Rouen, Paris ; entre 1475 et 1631, on produit dans ces villes des jeux copiés sur leurs ancêtres italiens, et le plus ancien tarot fabriqué à Marseille connu date de 1736, donc bien longtemps après l’apparition du Tarot.
Au fur et à mesure que le jeu de tarot gagnait en popularité, il a fallu trouver des moyens de le produire en plus grand nombre. On a donc délaissé les jeux peints à la main, exemplaires uniques qui coûtaient extrêmement cher, pour une uniformité due à l’invention des moules à carte. La diversité des tarots s’est ainsi réduite, avant de se terminer en apparence avec le succès de l’Ancien Tarot de Marseille publié par Grimaud en 1930. Pris parmi une multitude de jeux différents, ce tarot-là représente maintenant ce que nous considérons comme plus « authentique »… mais c’est plutôt le fruit d’une construction collective.
3. L’invention tardive de la lecture du tarot
Jusqu’ici, le tarot n’a été que le jeu de cartes auquel on peut encore jouer aujourd’hui pour se distraire. Pour passer de « jeu de cartes ordinaire » à « outil ésotérique et mystique », il a dû parcourir un drôle de chemin. Cette transformation s’est produite relativement tardivement. Démystifiée, son histoire n’en est pas moins fascinante, car elle nous permet de comprendre comment on peut créer un outil porteur de magie à partir d’un jeu des plus banals.
Les Lumières et l’Ancienne Égypte
À la fin du XVIIIe siècle, les premiers tarots sont déjà très anciens. On a donc oublié à quoi ils servaient, et l’écart culturel commence à rendre leurs images mystérieuses. En même temps, l’époque des Lumières est fascinée par l’Ancienne Égypte, qu’elle trouve mystérieuse et magique…
Il n’en faut pas plus pour voir paraître les premiers livres qui exposent le Tarot comme un objet venu de l’Ancienne Égypte, donc magique. Oui, c’est un peu osé comme rapprochement. Mais c’est à partir de là que va se développer l’idée de lire le Tarot, et les merveilles que l’on peut en tirer aujourd’hui.
Une séparation de genre
Cette époque voit donc la (re)création de jeux de tarot de style artificiellement égyptien, pour capitaliser sur cette aura de mystère qui vient d’apparaître.
À partir de là, la lecture du tarot semble se diviser en deux branches. D’un côté, la partie divinatoire, incarnée par les tireuses de cartes et autres sibylles des salons, comme Mademoiselle Lenormand ; féminine, cette partie est considérée comme frivole, on se demande pourquoi. De l’autre, des auteurs masculins qui essaient de s’arroger l’idée de « sérieux », et ce faisant, accumulent des considérations à la fois abstraites et éloignées de la réalité. Papus, Éliphas Lévi, ou encore Oswald Wirth sont des auteurs qui s’attachent à « reconstituer » des tarots « originels » à partir de leur vision des correspondances ésotériques et alchimiques. Cela enracine l’image du Tarot comme un « livre » très mystérieux, créé par un auteur légendaire comme le dieu Thoth, ou Hermès Trismégiste… bien sûr, tout cela n’est que projections.
Les véritables Harry Potter
En Angleterre, la toute fin du XIXe siècle voit fleurir de nombreuses écoles de magie. On n’y envoie pas de boules de feu, mais on s’y consacre à quelque chose de bien plus intéressant : l’éveil spirituel. La plus connue de ces écoles s’appelle L’Ordre Hermétique de l’Aube Dorée (Hermetic Order of the Golden Dawn), où l’on retrouve des figures très connues comme Bram Stocker (le père de Dracula) ou Arthur Conan Doyle (celui de Sherlock Holmes).
S’y pratiquent des rituels de magie invocatoire, où l’on joue avec les symboles pour s’approcher d’une union avec une ou plusieurs divinités. Cette approche très intéressante consiste en fait à « programmer » son inconscient à l’aide de symboles pour obtenir des résultats dans le monde réel. C’est l’application pratique du constat que la magie provient de l’inconscient : si nous faisons les choses consciemment, ce n’est pas de la magie. Si nous les faisons inconsciemment… alors, pour notre conscience, qui par définition n’a pas conscience de l’inconscient, c’est de la magie. Par exemple, si l’on s’angoisse à l’idée de prendre la parole en public, on peut s’entourer des symboles correspondant au dieu Mercure (dieu de la communication) et l’invoquer, atteignant ainsi un état de conscience modifié qui permet à l’inconscient de se « prendre » pour le dieu le temps du rituel… au point de constater après coup que l’on s’adresse à son public avec l’éloquence de Mercure, « comme par magie ». Ces types de rituels, qui travaillent sur la capacité du symbole à être utilisé comme un langage pour communiquer avec l’inconscient, sont à l’origine de ce que l’on rencontre aujourd’hui dans les rituels de sorcières modernes, la wicca, ou, sous forme très édulcorée, la loi de l’attraction.
Et comme le tarot est une collection de symboles, la Golden Dawn s’y intéresse de très près. D’abord, tous les initiés de cet ordre sont invités à créer leur propre tarot, en général inspiré de celui du fondateur de l’ordre (qui prétendait bien sûr avoir « channelé » le tarot « originel » à travers les abymes du temps). C’est à cette époque-là que naît un jeu qui devait changer la face du monde ésotérique à jamais.
4. Le Rider-Waite-Smith, ou la porte ouverte à l’intuition
Le tarot qui devait changer la donne, c’est celui créé par Arthur Edward Waite et Pamela Colman Smith en 1909 (et injustement appelé « Rider-Waite », du nom de l’éditeur et de l’auteur masculin). La différence fondamentale avec les tarots précédents, c’est qu’au lieu de se contenter de retravailler les cartes majeures du tarot de Marseille en y ajoutant des symboles ésotériques, ce jeu comporte des illustrations parlantes sur l’ensemble des cartes, donc pas seulement les majeures.
Les illustrations, un véritable déverrouillage
Alors que les tarots de Marseille traditionnels ne montraient que des éléments abstraits sur leurs 56 cartes mineures, le Rider-Waite comporte, sur toutes les cartes, des illustrations intuitives, qui peuvent parler à tout un chacun. Par exemple, là où le Sept de Deniers du tarot de Marseille traditionnel ne montrait que… sept deniers, celui du Rider-Waite représente un homme appuyé sur son râteau, en train d’attendre patiemment que pousse sa récolte. Il est donc très facile de penser à la signification de patience et à l’utiliser dans un tirage. Par exemple, si cette carte tombe en conseil, voir un personnage attendre patiemment rend facile de comprendre qu’il nous est conseillé d’attendre patiemment. Quand on ne voit que les sept cercles des sept deniers, par contre… c’est plus difficile.
Le développement des tirages spirituels et populaires
Malheureusement, c’est après la mort de leurs auteurs que le Rider-Waite connut sa véritable expansion. C’est pendant la période du New Age, aux États-Unis dans les années 70, que les ventes explosèrent réellement : le tarot n’était plus réservé à une clique d’occultistes, et gagna en popularité. Conformément à la mode de l’époque, les tirages s’éloignèrent du pur divinatoire pour devenir spirituels, c’est-à-dire tournés pour aider la personne à se réaliser dans cette incarnation.
Cette vision qui allait au-delà du divinatoire a été popularisée chez nous, quelques années après, par Alejandro Jodorowsky : en introduisant la notion de « tarot psychologique », il a fait connaître en France une idée déjà bien implantée ailleurs, selon laquelle l’intérêt du Tarot est de servir de « miroir de l’âme », en apportant une compréhension de soi qui permette d’agir avec plus de conscience.
Le résultat : trois jeux traditionnels de base
La Golden Dawn nous aura laissé un troisième jeu d’importance : le livre de Thoth, dessiné par l’artiste symboliste Lady Frieda Harris sous la direction du magicien Aleister Crowley. À la mesure de son créateur, ce tarot est puissant, baignant dans un occultisme rapportant kabbale, astrologie, alchimie, et numérologie, dont la complexité peut rebuter (les cartes mineures restant abstraites comme le tarot de Marseille) mais dont les visuels sont magnifiques.
Aujourd’hui, les trois traditions majeures sont donc :
- Le tarot de Marseille (type : Ancien tarot de Marseille de chez Grimaud). L’abstraction de ses mineures en fait un jeu difficile d’accès pour les débutants : on les met en général de côté pour n’utiliser que les 22 majeures. Néanmoins, son style ancien plaît aux amateurs d’authenticité.
- Le tarot Rider-Waite (ou Rider-Waite-Smith pour rendre hommage à l’artiste à qui l’on doit les dessins). Ses majeures sont un peu difficiles, mais ses mineures illustrées en font un jeu beaucoup plus accueillant pour les débutants. Aujourd’hui, l’immense majorité des jeux modernes se base sur sa structure.
- Le tarot de Thoth d’Aleister Crowley, plus difficile d’accès mais très profond, qui parle aux lecteurs avancés, et duquel s’inspirent quelques jeux modernes.
(Attention ! les noms sont difficiles. Entre le tarot d’A.E. Waite, le Rider-Waite qui est le même, le Rider-Waite-Smith qui n’est pas une appellation officielle mais a été reprise par plusieurs auteurs modernes qui ont donné ce titre à des tarots bien différents, les nombreux tarots dits de Marseille, et le Marseille-Waite lui-même, il devient compliqué de s’y retrouver ! Faites bien attention aux titres).
Le tarot de Marseille-Waite réconcilie les majeures simples et puissantes du tarot de Marseille, et les mineures illustrées, intuitives, du tarot de Waite (d’où son nom). En effet, les mineures abstraites du tarot de Marseille rebutent car elles demandent un apprentissage par cœur, alors que les cartes illustrées du tarot de Waite se comprennent en un clin d’œil ; néanmoins, les cartes majeures du tarot de Waite sont trop chargées en symbolisme, ce qui les rend obscures pour les débutants. Le but du Marseille-Waite était de rassembler le meilleur des deux mondes, pour un jeu entièrement intuitif !
5. La tendance contemporaine : un retour à la diversité
Les réseaux sociaux en images et la popularisation de l’auto-édition ont permis à ces dernières années de voir une explosion absolument délirante du nombre de jeux sur le marché. Ces jeux sont dessinés par des artistes souvent extrêmement talentueux et créatifs.
Elle est loin, l’époque où l’on pensait le Tarot réservé à un cénacle d’initiés, et la tradition écrasante au point de considérer comme une hérésie le moindre petit point en plus ou en moins au bas d’un arcane. Aujourd’hui, les artistes ont bien compris que le Tarot était un outil d’expression de soi : ils reprennent la structure traditionnelle et les images habituelles, mais les déclinent avec leur style, en fonction de leur interprétation personnelle.
Cela permet la production de jeux à la fois conformes à la tradition (quand on sait déjà tirer les cartes, on s’y retrouve sans trop chercher) et extrêmement originaux. Voir la façon dont un artiste a interprété à sa façon une carte que l’on pensait connaître par cœur permet d’en découvrir des facettes toujours renouvelées et d’approfondir sa lecture.
Personnalité et inclusivité
L’intérêt de cette diversité, c’est aussi que chacun peut y retrouver son univers, et tirer les cartes avec des dessins qui lui parlent vraiment (alors que l’ancien tarot de Marseille impressionne, ses traits durs effraient un peu, ce qui coupe souvent l’intuition des lecteurs débutants). On trouve ainsi des jeux gothiques, oniriques, de style manga, super-héros, ou faits de gravures anciennes.
Surtout, les jeux modernes mettent l’accent sur l’inclusivité, en introduisant la parité et/ou en représentant des personnages qui ne soient pas tous forcément blancs, minces, hétérosexuels, cisgenre et valides. Chacun est ainsi libre de choisir le jeu dans lequel il se reconnaîtra le mieux, ce qui permet de ne plus avoir aucune barrière à la lecture.
Le Tarot est donc vraiment devenu accessible à tous, « un peu comme si, contrairement à ce que croyaient les occultistes, le tarot n’était pas un objet du passé mais bel et bien du futur » (Fenriss Asgard[2]).
Le jeu qui vous parle
Il n’y a donc pas de jeu « authentique », mais bien celui qui vous parle, à vous. Choisir son jeu demande un peu de doigté, mais trouver son coup de cœur et l’adopter, c’est la première étape pour apprendre à se faire confiance et à suivre son intuition.
Vous avez aujourd’hui le choix entre les tarots « mass market », que vous trouverez dans les bonnes librairies, et les jeux indépendants. Ces derniers sont plus chers, car l’artiste doit supporter lui-même le coût de l’impression, mais nul ne peut rivaliser avec une créativité qui n’est pas soumise à la ligne éditoriale d’un éditeur ou aux exigences du marché global.
Quelques conseils pour choisir votre jeu :
- Vérifiez que toutes ses cartes correspondent bien au système dont vous avez l’habitude, en général le Rider-Waite. Pour cela, efforcez-vous de voir un maximum de cartes sur internet ou en librairie (certaines fournissent des jeux ouverts à regarder), et assurez-vous qu’il n’y en ait pas qui vous paraisse fortement jurer avec ce dont vous avez l’habitude. Si la différence est faible, vous vous adapterez facilement, mais si le jeu est très éloigné de ce que vous connaissez, vous devrez refaire votre travail d’appropriation.
- Que les cartes soient conformes à un système particulier ou pas, assurez-vous qu’elles vous plaisent toutes. Il arrive qu’un tarot acheté sur un coup de cœur se révèle inutilisable en pratique, parce que l’on ne comprend juste pas du tout ce que l’artiste a fait d’un ou de plusieurs arcanes.
- Prenez toujours en compte votre goût personnel, plutôt que ce dont on vous dit que c’est « plus authentique ». Ce n’est pas pour les autres que vous choisissez votre tarot, c’est pour vous. Aussi, la tradition sert à être développée et dépassée.
[1] Voir Le Tarot Minchiate restauré, disponible en coffret aux éditions Trajectoire, octobre 2024.
[2] Retrouvez d’excellentes vidéos sur le Tarot dans sa chaîne Tarothor, sur YouTube.
Laisser un commentaire