Jonathan Strange & Mr. Norrell : une série magistrale sur la rivalité de deux occultistes qui ont pour projet de rendre ses lettres de noblesse à la magie d’Angleterre. Childermass, le serviteur de Norrell, a lui-même plus d’un tour magique dans son sac, notamment un jeu de tarot qui ne le quitte pas. Celui-ci va lui permettre de faire avancer le scénario d’un coup dans une scène élégante ; penchons-nous sur les cartes aperçues à l’écran pour décortiquer sa lecture, nous gagnerons peut-être un tirage !
(Comme il s’agit d’un tirage divinatoire réussi, on peut considérer qu’il y a micro-spoiler – cette scène fait partie de l’épisode 7, à 11’20. Vous pouvez peut-être commencer par voir cette série formidable avant de lire l’article).
La scène s’ouvre sur une discussion entre Norrell et un personnage duquel Childermass se méfie de plus en plus. N’y tenant plus, celui-ci frappe brutalement la table de son jeu (faites ça dans vos soirées mondaines, effet garanti)…
… pose ses cartes face cachée, en deux rangées de cinq…
… puis les retourne. Le rapide passage de la caméra permet de voir presque toutes les cartes (cliquez pour agrandir, le jeu est joli).
La musique est bien sûr là pour signifier qu’au moment de retourner la dernière carte, il comprend tout. A l’interrogation narquoise de l’autre personnage, (« Que disent vos petites cartes, cette fois-ci ? ») il répond brutalement :
Elles disent que vous êtes un menteur et un voleur. Elles disent que vous avez reçu quelque chose, un objet de grande valeur. Cet objet m’est destiné, mais vous l’avez conservé.
Evidemment, c’est exactement ce qu’il s’est passé, donc le scénario avance. C’est un tirage de cinéma, donc un peu plus spectaculaire que la moyenne ; mais profitons-en (ainsi que du bon travail des scénaristes, qui ont fait l’effort de s’informer) pour nous amuser à décortiquer son interprétation.
Les deux premières cartes ne sont pas montrées. Le mouvement de la caméra permet quand même de voir le reste du tirage :
Rangée 1 : ? | ? de Deniers | 5 de Coupes | Diable | Justice
Rangée 2 : ? | As de Coupes | Bateleur | Jugement | Cav. de Bâtons.
Les cartes de Childermass semblent faire sens quand on les lit de haut en bas, en postulant qu’il s’agit d’une interprétation « grammaticale », c’est-à-dire, où les cartes sont simplement lues comme les mots d’une phrase. Allons-y :
– Les deux premières cartes sont invisibles. On peut imaginer qu’elles lui donnent simplement raison de se méfier (valet d’Epées ?) car tous les éléments sémantiques de son interprétation se retrouvent dans les autes cartes.
– La deuxième carte de la première rangée est difficile à reconnaître à cause de la pliure. Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’un denier, donc de quelque chose de matériel, un objet. Ce qui ferait bien sens, ce serait un 6 de Deniers, « donner quelque chose de matériel ». Donc : « Vous avez reçu un objet ».
La carte du dessous, l’As de Coupes, parle en effet de grande valeur, mais pas financière : émotionnelle, ou plutôt, « irremplaçable ». Souvenez-vous que l’As de Coupes est représenté comme le saint Graal sur le Rider-Waite pour signifier le caractère sacré des émotions, qui ne s’adressent qu’à nous et à personne d’autre. L’objet en question est effectivement singulier, irremplaçable et sans valeur marchande, mais dans le doute, Childermass se contente de dire « un objet de grande valeur ».
– Paire suivante : 5 de Coupes – Conflit intérieur ; Bateleur – Magicien, acteur, illusionniste. Ces deux cartes s’éclairent l’une l’autre : un conflit intérieur, cela peut être de la duplicité, et un baleleur, cela peut être un illusionniste, un arnaqueur. Le fait qu’elles apparaissent ensemble met en lumière leur point commun, qui est la tromperie ; sans le 5 de Coupes, on n’aurait pas su s’il fallait interpréter le Bateleur comme « Celui qui agit » ou « Celui qui trompe ». Comme il y a de la duplicité, c’est clair ; donc : « Vous êtes un menteur ».
– Paire suivante : Diable – Retenir ou être retenu, volontairement, par méchanceté ou lâcheté (voir les deux petits personnages qui se laissent retenir par des chaînes au trône du Diable) ; Jugement – un appel, un message. Si on lit ces deux cartes en suite grammaticale, cela donne : « Retenir – un message ». Or, on a vu que ce message n’était pas de l’ordre de la parole (cela aurait été représenté par des Epées) : c’était un objet matériel de grande valeur. Si cet objet constitue le message, alors cet objet est retenu au lieu d’être délivré : « Vous l’avez conservé ».
– Paire suivante : Justice – en toute justice, Cavalier de Bâtons – Celui qui poursuit sa quête. Là encore, lecture grammaticale : l’objet retenu est « En toute justice » « au Cavalier ». Or, le cavalier plein de fougue, qui poursuit son but sans se poser de questions, correspond parfaitement au personnage de Childermass. Donc : « En toute justice, J’aurais dû l’avoir ».
La certitude obtenue, Childermass peut donc confondre le coupable.
Si on résume, ce tirage se fait de la façon suivante :
- Ne pas mélanger les cartes – le désordre est sans doute conservé de manipulation en manipulation.
- Pas de question préalable : on leur demande juste de décrire la situation.
- Deux rangées de cinq, face couverte
- Au moment de découvrir les cartes, lecture grammaticale la plus simple possible, de haut en bas et de gauche à droite.
Un peu de pratique devrait permettre de l’adopter.
j’ai vu cette serie, mais il y a très longtemps de ça! jamais je n’avais pensé que les scénaristes avaient pensé à de tels details, c’est juste genial!