Les figures de cour sont méconnues, mais bien utiles car elles interrogent nos attitudes. Encore une fois, la difficulté vient de ce que les systèmes d’interprétation se contredisent. C’est immédiatement visible dans l’ordre des figures :
- pour Jodorowsky, on a Valet / Reine / Roi / Cavalier ;
- Crowley bouleverse tout avec Cavalier / Reine / Prince / Princesse ;
- Waite s’en tient à la hiérarchie médiévale Valet / Cavalier / Reine / Roi.
Il est intéressant de comprendre pourquoi ces systèmes diffèrent. Et comment savoir auquel se fier ? Il vaut mieux comme toujours aller au plus simple, chercher ce qui nous parle : l’interprétation est un exercice difficile, et il ne sert à rien de nous compliquer la tâche en amont en nous forçant.
Mettons un peu l’accent sur la place du Cavalier, élément sur lequel se fondent toutes les différences.
1. Jodorowsky et le tarot de Marseille reconstitué : le Cavalier chargé du dépassement
On lit dans La voie du tarot (nous soulignons) :
Comme nous l’avons vu dans le chapitre sur la numérologie du Tarot, le Valet, premier degré de ce quatuor, se situe entre les degrés 2 et 3 : entre accumulation et éclatement, entre doute et action. La Reyne, entre les niveaux 4 et 5, porte un regard concentré sur son élément et sera attachée à lui, entre le confort de la stabilité et la tentation d’un au-delà. Le Roy, entre les degrés 6 et 7, est déjà en partie détaché de son symbole, même s’il en jouit. Il a conscience du monde extérieur dans lequel son action va se déployer. C’est lui qui envoie le Cavalier, comme le fait le roi Arthur avec Lancelot. Le Cavalier, entre les degrés 8 et 9, a dompté son animalité : il chevauche sa monture et représente la perfection de sa Couleur dont il va porter le message dans le monde. Le Cavalier n’est pas la perfection mais il la représente impersonnel, il avance et agit au nom du Roy. Ce qui nous rappelle le mot de Lacan disant à ses disciples : « Vous pouvez être lacaniens, moi je demeure freudien ». C’est la raison pour laquelle nous placerons ces personnages dans l’ordre Valet, Reyne, Roy, Cavalier.
Il faut garder à l’esprit que tout le discours de Jodorowsky est construit autour de l’éveil de la conscience, long travail dont les étapes sont représentées par le Tarot en partant de la mineure la plus matérielle (as de Deniers) jusqu’à la majeure la plus transcendante (le Monde, ou le nirvana). Continuer ce chemin sans s’arrêter implique une dynamique constamment relancée de carte en carte : d’où la fonction du Cavalier comme messager, qui va « au-delà » de sa couleur pour rendre possible l’enchaînement avec le reste du jeu. Sans cette idée de mouvement qui permet la sortie, il n’y aurait en effet pas vraiment de raison de passer à une autre couleur et le jeu serait bloqué, inerte.
Le système de Jodorowsky est utile pour questionner notre rapport au changement. Avec le Valet, qui découvre sans produire, une porte s’ouvre. Laquelle ? Avec la Reyne, nous constatons qu’il y a un savoir que nous maîtrisons et utilisons. L’utilisons-nous bien, c’est-à-dire d’une façon qui nous aidera à le dépasser ? Avec le Roy, nous considérons notre identité toute entière, ce à quoi nous sommes identifié, justement pour la remettre en question et nous demander si nous ne pourrions pas abandonner cette identification. Et avec le Cavalier, nous prenons la voie du sacrifice vers l’inconnu, un peu comme le Pendu qui renonce à tout ce qui n’est pas essentiel pour découvrir ce qui l’est. Tout est donc tendu vers le dépassement et les façons d’y arriver en transcendant la place que nous occupons aujourd’hui.
Il nous semble que cette pensée entièrement spirituelle, bien que géniale et essentielle, amène une difficulté dans son application pratique. Elle implique que toutes les questions que nous posons dans son système soient d’ordre spirituel, ou que l’on puisse les ramener à ce point de vue en étant entendu par le consultant. Celui-ci doit donc déjà être convaincu de la nécessité d’ « éveiller la conscience », connaître le vocabulaire mystique, et être intéressé par le fait d’évoluer dans des niveaux d’abstraction inhabituels. Or, on sollicite souvent l’aide du Tarot parce que l’on souhaite simplement « vivre mieux », pas du tout « arriver à l’effacement sacré » ; et cette demande concrète est aussi légitime que les réflexions mystiques, voire davantage.
2. Crowley et le livre de Thoth : Le conquérant de la Reine
Le système de Crowley dans le tarot de Thoth est légèrement différent de celui du tarot de Marseille. Fortement influencé par l’astrologie, il adopte en partie sa manière de penser.
L’intérêt de ce système, c’est que l’on peut utiliser ces cartes comme des descriptions, brutes et empiriques, de divers types d’hommes et de femmes. On pourrait dire pour aller vite que chaque carte est le portrait d’une personne dont le signe solaire ou l’ascendant correspond à l’attribution zodiacale de la carte. (Book of Thoth, p. 149, nous traduisons).
De même qu’en astrologie, on a des signes d’Air, de Feu, etc, les figures de cour acquièrent une correspondance extrêmement forte avec les éléments. Nous avons dans l’ordre un Cavalier qui correspond au Feu, une Reine qui correspond à l’Eau, un Prince qui correspond à l’Air, et une Princesse à qui revient l’élément Terre. Comme les éléments du Tarot (bâton, épée, etc) correspondent eux aussi aux éléments (le feu pour le bâton, la terre pour le denier, etc), nous nous doutons que les significations des figures de cour chez Crowley devront beaucoup à des combinaisons d’éléments. Le Cavalier de Bâton, « feu du feu », sera une explosion intense et sans direction ; le Prince de Coupes, « air de l’eau », pétille, voire se comporte comme la mousse d’une bouteille de champagne trop secouée ; il mêle la passivité de l’élément aqueux avec l’activité de l’air, mélange explosif qui lui donne beaucoup de force pour agir sur le monde. C’est important parce que ces correspondances avec les éléments sont explicités dans le système de Waite, qui vient de la même tradition que Crowley, et qu’ils aident à l’interprétation du tarot de Marseille en apportant un aspect supplémentaire à chaque carte.
Pour la hiérarchie des figures, Crowley se fonde sur la Kabbale. Rapidement, l’Arbre de Vie de la kabbale est une représentation schématique du mouvement de la Création dans les deux sens, de haut et bas et de bas en haut. De haut en bas, le Principe Divin (Kether) se différencie puis se complexifie, s’incarnant de plus en plus dans la matérialité, jusqu’à en arriver à produire le monde physique (Malkuth). Cela explique la manière dont Dieu, principe sans forme ni limite, peut en arriver à produire un monde de formes et de limites à partir de rien d’autre que lui-même.
Et selon le principe hermétique que « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut », l’arbre de vie peut servir tout aussi bien à représenter le processus de création de l’Univers, que celui de la conscience du point de vue purement individuel.
De bas en haut, donc, le mystique en méditation utilise l’arbre comme une échelle, lui permettant de passer de Malkuth, le monde matériel, aux plans supérieurs de conscience, jusqu’à faire l’expérience de l’unité avec Dieu lorsqu’il arrive en esprit jusqu’aux sommets de l’arbre. N’oublions pas que si Dieu crée l’univers, c’est aussi pour que celui-ci (à travers la conscience des créatures portées par l’amour de Dieu) parvienne à revenir vers Dieu puis s’y réintégrer – on retrouve l’idée d’éveil de la conscience, portée par Jodorowsky, où le mystique fait littéralement l’expérience d’unité avec la divinité lorsqu’il s’est débarrassé de son individualité personnelle.
Les figures de cour de Crowley représentent ce mouvement de création. Le Roi et la Reine correspondent aux deux sephirah supérieurs. Ils s’unissent (Kether) et la Reine donne naissance au Prince, qui va s’installer dans le 6e sephiroth, Tiphareth, c’est-à-dire prendre la place de notre Saint Ange Gardien ou Moi supérieur. Naît aussi la Princesse, qui, elle, tombe dans le sephiroth le plus bas, Malkuth, où elle va rester endormie. La place qu’elle occupe l’amène donc à représenter toute personne vivant la conscience « endormie », c’est-à-dire accomplissant mécaniquement ses actions sans se poser la question de sa volonté authentique. Plus tard, la rencontre entre la Princesse (le monde matériel) et le Prince (le Moi supérieur) créera l’étincelle qui permet au Moi de se réaliser, et d’aller occuper la place du Roi.
Pour occuper la place du Roi, il faut aller la conquérir ; la figure correspondant s’appellera non plus Roi, mais Cavalier, car le cavalier conquiert. Il l’est donc en conquérant la Reine, et ne devient Roi qu’après s’être uni avec elle, mais à ce moment il n’est plus actif et n’intervient plus dans le processus de création ; Crowley conserve donc l’appellation de Cavalier, car l’intérêt de la figure réside dans son action. L’ordre des figures est donc, du haut vers le bas (comme le processus de création) : Cavalier, Reine, Prince, Princesse.
L’interprétation de ces cartes est donc une combinaison compliquée entre correspondance astrologique complexe (une figure de cour correspond à la fin d’un signe et au début d’un autre), combinaison d’éléments (feu x air, eau x air etc), et la place de la hiérarchie dans le processus de création. Le Cavalier conquiert, la Reine génère, le Prince aiguise sa Volonté, la Princesse agit dans le concret. Dans un tirage, elles peuvent donc être interprétées comme un portrait élémentaire tout en questionnant notre attitude par rapport à l’élément concerné. Le Cavalier de Bâtons représente donc l’attitude de qui conquiert son désir dans une explosion d’énergie sans direction précise, comme quelqu’un qui aurait découvert le domaine qui lui correspond et s’y serait depuis donné à fond, pour avancer au maximum sans forcément avoir pris en compte tous les éléments qui pourraient l’aider ou l’empêcher.
Bref, on tombe sur le même écueil qu’avec Jodorowsky, sauf qu’au moins ce dernier était relativement simple à comprendre puisqu’il n’utilisait qu’un seul système à la fois. Crowley mélange tout avec l’obsession de tout faire correspondre à tout ; les systèmes étant en général plutôt incompatibles, il s’en sort avec des calculs symboliques complexes qui risquent de nous faire partir assez loin de ce qui nous intéresse concrètement.
(Livre de référence pour le tarot de Crowley : Lon Milo Duquette, Understanding Aleister Crowley’s Thoth Tarot)
3. Interprétation la plus courante du Rider-Waite : Le Cavalier, étape de développement parmi d’autres.
Conformément à l’habitude pragmatique de l’interprétation anglo-saxonne, le système le plus souvent utilisé par les lecteurs du Rider-Waite est à la fois plus simple et plus parlant. Il se nourrit du reste, notamment la correspondance avec les éléments que l’on a découverte chez Crowley (mais qui vient en fait de la tradition de la Golden Dawn, mouvement auquel Crowley et Waite ont tous deux appartenu avant les multiples sécessions fomentées par le premier). Et comme toujours, le Rider-Waite explicite à fond : notre Cavalier de Bâtons se retrouve dans un paysage brûlé par le soleil, roux comme son cheval, porteur d’un panache flamboyant et décoré de salamandres (animal censé vivre dans le feu) : il est bien visible que le Feu prend toute la place.
La hiérarchie dans ce jeu est basée sur la hiérarchie médiévale concrète, ce qui nous reposera après la Kabbale. Le Valet est un jeune apprenti qui entre au service d’un chevalier pour apprendre lui-même le métier des armes, mais qui ne sait encore rien : c’est un étudiant, un enfant. Le Cavalier a appris ce métier des armes ; il sait donc se servir de ce qu’il a en main, mais n’agit pas en son nom propre, puisqu’il est envoyé par son seigneur. Le Roi et la Reine sont les vrais détenteurs du pouvoir.
Les figures de cour représentent nos attitudes, lesquelles montreront plus ou moins de maturité de notre part. On en déduit donc simplement que la hiérarchie médiévale peut représenter ces degrés de maturité :
- le Valet est un enfant (il apprend et ne produit rien ; il découvre son élément)
- le Cavalier est un adolescent (il maîtrise son élément, mais s’en sert un peu n’importe comment, avec beaucoup d’énergie et sans se poser la question du but ou des conséquences)
- le Roi et la Reine sont des adultes (ils maîtrisent leur élément et s’en servent avec maturité, c’est-à-dire avec un but clair et conscient).
La différence entre Roi et Reine tient au fait que le féminin est réceptif et le masculin, actif. Donc, le Roi va se servir de son élément pour tirer des résultats du monde extérieur. Il suffit de se souvenir que le Roi règne en donnant des ordres dont l’exécution va amener des conséquences. Ainsi, le Roi de Deniers va être le patriarche qui se servira de sa maîtrise de l’élément matériel pour assurer concrètement la sécurité matérielle à son entourage (par exemple, ses compétences commerciales leur assurent toit, confort et stabilité).
La Reine, elle, en tant que réceptive, va se servir de son élément d’une façon tournée vers elle-même, non vers le monde extérieur. C’est-à-dire que sa maîtrise n’aura pas de conséquences à l’extérieur d’elle-même, mais sur elle-même. La conséquence de la maîtrise des émotions sur la Reine de Coupes, ce sera une intuition très poussée, une capacité à l’empathie qui fera d’elle la personne à aller voir pour demander un conseil dans le domaine sentimental. La conséquence de la maîtrise du désir sur la Reine de Bâtons, ce sera une intense séduction, une capacité à utiliser son charme magnétique pour imposer sa volonté et se faire suivre.
Ce système d’interprétation donne de très bons résultats dans les tirages. Un Valet amènera une réflexion sur ce que vient de découvrir le consultant : peut-être ce Valet de Bâtons vient-il de découvrir qu’il avait un désir et qu’il avait le droit de s’en servir. Qu’aimerait-il en faire ? Lorsqu’on tire un Cavalier, il est bon d’amener à s’interroger sur la façon dont nous utilisons nos compétences. Ce Cavalier d’Epées bien agressif maîtrise le langage et la communication, c’est incontestable ; mais est-il bien sûr que se servir de sa langue comme d’un dard le rapproche de son objectif ? Peut-être vaudrait-il mieux se faire davantage conscient de ce que nous faisons lorsque nous utilisons nos compétences. Quant au Roi et à la Reine, ils nous demandent chacun à leur manière : sur quoi règnes-tu ? Pour le Roi : comment se traduit notre influence sur le monde qui nous entoure ? Pour la Reine : Fais-je bien tout ce que je peux pour me développer selon ce qui me correspond au mieux ?
Bref, il est bon de connaître les trois points de vue car ils donnent davantage de profondeur à notre pensée. Leur contradiction ne signifie pas qu’il y en ait un vrai et deux faux ; au contraire, ce sont trois points de vue différents qui peuvent se nourrir les uns des autres.
Lecture vraiment très intéressante et commentaires également. Merci Emmanuelle pour le partage de votre travail passionnant !
J’apprécie d’utiliser plutôt les mots choc / charme (vocabulaire emprunté au jeu du phénix) plutôt que positif / négatif. A toute fin utile, si ça peut inspirer.
J’aime à croire que (toutes) les cartes sont au service de l’éclairage de notre conscience pour la rendre plus lucide, et harmonieuse et par effet ricochet pour rendre notre existence plus sensée et satisfaisante.
La voie de soi n’est pas nécessairement la voie du bien-être à court ou moyen terme. C’est une voie qui s’enfonce dans les profondeurs de notre être, de notre essence, de notre vérité. Quand on l’arpente, il n’est plus question de se laisser aller à nos croyances doucereuses. Du coup, je préfère choisir un système de lecture / de codage des cartes qui soit « relativement » simple (76 cartes à lire à l’endroit et à l’envers… ben ça fait quand même 152 cartes sensées… et des milliards de combinaisons possibles!!!) et opte pour un sensage porteur, utile, au service de l’évolution radicale / existentielle du consultant.
Bonjour. Je partage l’avis de Milena, c’est plus difficile pour moi de trouver une ouverture dans des cartes « dures » (VIII, IX,X épées par exemple). J’ai tendance à me dire quand elles sortent que » Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir »… Et ne vois pas trop l’enseignement qui peut être tiré de CRS cartes, tandis que la dimension spirituelle de l’interprétation de Jodorowski (en tous cas celle que je peux lire dans son livre) me semble plus positive….mais c’est sans doute là que la valeur de la cartomancienne, c’est à dire la pertinence de son interprétation, prend tout son sens! En tous cas merci encore Emmanuelle pour ces partages formidables et pleins d’enseignements.
Plus je croise les enseignements de Jodorowsky et ceux de Waite, et plus je trouve Jodorowsky plus tendre et positif (tout en nous appelant à une grandeur qui parfois fait tourner la tête). Le Waite ne pourrait-il pas se lire d’une manière plus ouverte dans les cartes un peu dures, qui après une lecture peuvent parfois donner au consultant une sorte de sentiment de réduction de son être… Mais comme je débute, je sais bien que je ne saisis pas encore toute sa subtilité. C’était juste pour partager mon feeling de bateleuse !