Faire place pour une renaissance.
Encore une fois, il y a deux niveaux d’interprétation possibles : un enseignement sur la mort littérale, qui nous aide à mieux vivre par contraste, et un autre sur le chemin initiatique.
L’image du Faucheur est un symbole évident. Prise concrètement, la mort est l’événement que chacun est absolument certain de rencontrer, quelle que soit sa classe sociale, son niveau de pouvoir, sa richesse, etc. Elle nous force à reconnaître que ces choses-là n’ont pas le degré d’absolu auquel on les porte parfois. Il y a donc de l’absolu, et du relatif – l’idée d’absolu n’est pas facile, on ne peut la penser qu’à partir d’un certain stade d’évolution, et c’est un signe de maturité.
Croiser concrètement la mort, en subissant celle d’un proche ou en échappant de justesse à la nôtre, nous force à un temps d’arrêt. Nous nous observons avec sincérité pour une fois, puis nous demandons : est-ce que je veux vraiment qu’à la fin, j’aie été cela ? C’est à ce moment que nous sommes capables de changer.
La mort nous réduit à un cadavre. Cependant, la carte XIII n’apparaît qu’au milieu du tarot. Si elle ne signifiait que la mort littérale, puisqu' »on meurt tous à la fin », on pourrait se débarrasser des cartes suivantes, inutiles puisque l’annihilation empêcherait de les mettre en pratique. De plus, le tarot de Marseille montre un squelette couleur chair, comme s’il n’était pas entièrement mort, et le Rider-Waite le fait porter l’étendard de la rose blanche, symbole d’épanouissement et de force vitale (celle-là même que tient le Fou). Par conséquent, il ne s’agit pas seulement d’un memento mori ; l’image d’un cadavre aurait suffi pour cela.
Le Faucheur est en train de travailler à un champ duquel sortent indifféremment des morceaux de corps et de jeunes pousses, auxquelles la chair sert d’engrais. Il fait donc de la place pour laisser le neuf se développer, tout en créant un terrain fertile. C’est l’histoire derrière nous qui nous permet d’être. La société dans laquelle nous vivons a été fondée par des morts, la langue que nous parlons n’est pas née avec nous, les objets et techniques mêmes que nous utilisons sont pleins de l’empilement des morts qui les ont inventés, perfectionnés, et produits bien avant nous. Notre Faucheur nous rappelle que la disparition de l’obsolète est une loi naturelle, et qu’il n’y a pas à s’en épouvanter : comme elle permet l’épanouissement du nouveau, au lieu de réduire le monde à une fixité morte, c’est en réalité une célébration de la force de vie. Ceux qui prennent chaque jour comme s’il était nouveau, dans une tentative plus ou moins désespérée de se débarrasser du passé, ne parviennent jamais à construire quelque chose de solide.
La mort peut être un soulagement. Sur le plan littéral dans le cas de trop grandes souffrances, et aussi symboliques, car elle marque le fait d’enfin pouvoir se débarrasser de situations stagnantes, de blocages, d’habitudes mortifères, qui nous arrêtaient dans notre devenir. Par exemple, lorsqu’une femme se rend compte que son partenaire fait de son mieux pour la soumettre à sa volonté à lui, elle peut « sonner le glas » de cette relation toxique, et s’en aller pour devenir autre chose que quelqu’un de soumis. On voit bien s’exprimer ici l’archétype de la Mort, car le départ sera un passage douloureux et angoissant, et les choses ne seront plus jamais comme avant. Evoluer, c’est faire mourir son immaturité, ses mauvaises habitudes, ses blocages.
Notre Mort est donc constructive. Et elle porte en elle l’idée de renaissance, celle-là même qu’on retrouve dans l’ascension du Christ après la crucifixion, et que nous pouvons percevoir à un plus petit niveau lorsque nous sortons par exemple d’une grave maladie : nous portons alors un regard nouveau sur le monde, et tout nous paraît plus lumineux. C’est l’idée que quelque chose en nous doit mourir pour que nous puissions accéder à un niveau supérieur de conscience.
L’arcane XIII vient tout naturellement après le Pendu : elle est la mise en place et le résultat de la décision sacrificielle qu’on le voyait prendre, celle de se dépouiller de tout ce qui n’est pas essentiel. Il avait accepté de s’abandonner, c’est-à-dire de ne plus diriger avec sa volonté personnelle ; pendu et humilié, il se débarrassait de sa personnalité sociale, de ses désirs, de son ego. Pas étonnant dans ce cas qu’on appelle XIII « l’arcane sans nom » : le nom n’est qu’une étiquette, à laquelle nous ne devons pas faire l’erreur de nous identifier car elle nous a été donnée par quelqu’un d’autre ; la vraie identité est au-delà, là où se trouve notre désir. Le nom peut donc partir avec le reste, la position, les titres.
Et que reste-t-il, lorsqu’on s’est dégagé de tout ce qui n’était pas essentiel ? Tant que nous sommes en vie, nous pouvons toujours changer et évoluer. Condamner les méchants de manière absolue, c’est oublier que l’homme est un être de potentiel : nous ne pouvons pas savoir s’il ne va pas arriver quelque chose qui fera que le méchant reconsidèrera sa position, et choisira de la corriger. Le méchant lui-même ne peut pas le savoir : nous sommes incapables de prévoir nos réactions face à telle ou telle situation. Nous pouvons nous surprendre nous-mêmes : face à une urgence, ou dans une situation fortement émotionnelle, nous avons tous déjà réagi d’une façon que nous n’aurions pas pu prévoir, et appris en même temps quelque chose sur nous-même. Bien sûr, il faut mettre les criminels en prison pour en protéger la société. Mais leur refuser toute possibilité de rédemption, c’est autre chose : c’est oublier que nous sommes une énigme pour nous-mêmes et que nous pouvons devenir autre chose que ce qui est juste prévisible.
Nous sommes un inconnu pour nous-mêmes, puisque nous nous surprenons sans cesse ; mais au moment de la mort, plus d’évolution ou de rédemption possible, il n’y a plus qu’un résultat. Alors, la mort nous réconcilie avec notre être, ou plutôt, elle nous identifie à lui. Il n’y a donc qu’avec la mort que nous sommes irrémédiablement nous-mêmes. L’énigme de qui nous sommes est enfin résolue : nous sommes qui nous avons été, et ceci ne changera plus. C’est cela, le but vers lequel nous a fait tendre notre désir toute notre vie.
Le passage par une mort symbolique est un rituel commun aux sociétés primitives et initiatiques. Celui qui passe l’initiation est amené à jeter un coup d’oeil derrière le voile pour revenir avec deux certitudes : il y a de l’absolu, et il y a un désir qui lui est propre, sa vie étant ce qu’il en a fait jusqu’ici. C’est ce passage qui le rend adulte, et lui confère identité et volonté : sachant désormais ce qui est essentiel, par l’expérience vécue et non plus par une suite de déductions comme montré par les lames précédentes, il ne pourra plus se laisser conduire comme un enfant. Il y a bien un avant et un après cet apprentissage.
Dans un tirage, l’arcane XIII parlera de deuil, d’abandon, de changement, de renaissance ; elle pourra nous demander quelle grande colère intériorisée a besoin de s’exprimer (Jodorowsky). Elle pourra nous réconcilier avec l’idée de faire le deuil de ce qu’on a perdu plutôt que d’éviter la question : par exemple, si j’essuie un échec (à un examen ou autre chose), je peux me raconter que de toute façon il n’y a pas vraiment échec pour moi car tout est de la faute des autres ou des circonstances, mais je peux aussi accepter la reconnaissance douloureuse que j’ai échoué ; cela fait mal, mais c’est ce qui me permettra de me donner les moyens de réussir la prochaine fois.
Bonjour Emmanuelle. A chaque relecture de tes posts je decouvre une nouvelle ouverture, quelque chose que j,avais zappé à la precedente lecture…merci encore une fois pour la generosité et profondeur de tes analyses, où je trouve à boire et à manger…Lol. A bientot.