Un guide qui n’impose pas la voie
L’Ermite est un vieillard : chargé d’expérience, il a tiré toutes les leçons de son propre chemin. Il a avec lui la force du Temps, dont l’épreuve assure la vraie valeur des choses, puisqu’il fait tomber dans l’oubli les superficielles et les illusoires.
Son chemin a commencé par le Bateleur, et on a vu qu’il s’agissait toujours en filigrane de la question de notre Désir, cette question qui est une énigme alors même qu’elle nous concerne, mais que nous sommes là pour réaliser. L’Amoureux lui a montré que c’était l’affect qui mettait sur la voie de ce Désir ; le Chariot a pris cette voie, et la Force s’est chargée de nous faire comprendre que nos pulsions ne la contredisaient qu’en apparence.
L’Ermite a donc compris qu’il était déterminé par quelque chose de l’ordre de l’affectif, et il en tire une déduction radicale : nous sommes essentiellement seuls.
L’affect, c’est la seule chose qui n’est pas partageable. Je peux expliquer à quelqu’un, par des mots et des expressions du visage, comment je me sens ; si l’autre a de la sympathie, il connaîtra au mieux un sentiment proche du mien, mais ce sera son sentiment à lui, jamais le mien.
Mon affectivité est donc irremplaçable, puisqu’on ne peut pas la considérer comme équivalente à celle de quelqu’un d’autre. Essayez d’ailleurs d’imaginer quelqu’un d’autre venir à la place de votre point de vue : cela n’a pas de sens, puisque vous êtes le seul à vous percevoir de l’intérieur. Vous disparaîtriez.
Comme notre Désir est lié à notre affectivité, et que celle-ci n’est pas partageable, l’Ermite comprend que son Désir à lui ne pourra jamais être le même que celui d’autrui.
Deux conséquences, qui ne sont contradictoires qu’en apparence : on se retire du monde, et on apprend ce que c’est que réellement aider autrui.
1. Si notre Désir est de l’ordre de ce qui n’est pas partageable, et que suivant notre Chariot nous sommes là pour aller dans sa direction, alors nous devons finir par nous rendre compte que ce qui est partageable ne va pas dans le sens de notre Désir. D’où le fait que notre Ermite se retire du monde. Il s’éloigne de la distraction qui nous fascine et nous ôte à nous-mêmes (devant un programme de télévision passionnant, nous nous oublions entièrement au profit des personnages sur l’écran). Au contraire, il est concentré et présent à lui-même ; on voit que le Tarot ne cesse de répéter qu’il faut être présent, que nous devons être là où nous sommes, par opposition à la « conscience endormie » de ceux qui traversent l’existence comme un rêve, pensant à leurs projets alors que leur corps marche dans la rue par exemple.
L’Ermite s’est donc libéré de toute attache, car toute attache dans le monde est du domaine du contingent ; or, lui a une vérité sacrée en vue. Sacrée, car notre Désir est ce qui compte absolument pour nous, puisque c’est la marque de notre individualité – sans lui, nous pourrions être remplacés par n’importe qui d’autre, donc nous n’aurions pas d’existence. L’Ermite a fait un choix définitif, celui de poursuivre cette mission sacrée qu’il se donne à lui-même.
Il est libre de toute attache, mais ne se rend pas ignorant du monde pour autant. S’il avait entièrement coupé les ponts avec le monde, il serait toujours « à l’ouest », et constamment victime de tout puisqu’il refuserait de prendre en compte les contingences autour de lui. Cela lui barrerait définitivement la route vers son Désir. On ne réalise pas grand’chose d’une mission sacrée quand on est enfermé dans une cellule capitonnée parce qu’on s’obstine à ignorer la présence des murs. La présence au monde de l’Ermite est représentée par son bâton : en lui permettant de tâter le sol, sur lequel il s’avance avec prudence, le bâton le relie à la terre, l’ancre et le soutient.
2. Que se passe-t-il quand nous nous épuisons à essayer de faire comprendre à un ami ce qu’il doit faire pour être heureux, et que l’ami s’obstine à ne pas le faire, nous plongeant dans l’incompréhension et l’impatience ? Nous sommes en train d’essayer de lui imposer notre vision de « ce qui est bien », donc notre Désir, alors que le sien n’est peut-être pas du tout là où nous essayons de l’emmener. L’Ermite a compris que sa Vérité à lui n’était pas celle d’autrui ; il peut donc arrêter d’essayer d’imposer sa Vérité aux autres.
De plus, ce n’est pas parce qu’il est hors du monde qu’il y est devenu indifférent. L’enseignement de l’Amoureux lui a interdit de faire preuve d’indifférence. Il ne renoncera donc pas à aider autrui. Observons la façon dont notre Ermite tient sa lanterne. Sur le tarot de Marseille, on voit qu’il éclaire le chemin en voilant à moitié la lumière de sa lampe avec la manche de son manteau. Sur le Rider-Waite, il tient haut son étoile, pour être comme le phare au sommet de la montagne, mais il penche humblement la tête.
La lanterne voilée nous renvoie à l’hermétisme (Hermès étant la raison pour laquelle notre Hermite se retrouve affublé d’un H sur ce tarot) : l’hermétisme, c’est ce qui n’est compréhensible que par les « initiés ». La lumière éclaire donc ceux qui peuvent en bénéficier, mais reste cachée aux autres, ceux qui ne sont « pas prêts » – on a beau penser que c’est une question fondamentale, tout le monde ne souhaite pas se consacrer à l’éveil de sa conscience, et nous n’avons pas à les forcer ! L’Hermite a beau posséder la lumière d’une conscience éveillée, il ne va pas aller embêter tout le monde avec, parce qu’il sait très bien que la plupart n’en tireraient rien.
Le Rider-Waite, volontairement accessible, semble refuser l’idée de cacher des choses aux « non-initiés ». L’Ermite récupère donc sa graphie normale sur la version française, et cesse de voiler sa lumière ; on comprend alors mieux qu’il est en train de signaler la voie à ceux qui ont commencé le même travail que lui. Il ne va pas leur imposer sa propre Vérité (c’est pour cela qu’il baisse humblement la tête), mais il va quand même les guider sur leur chemin à eux. Ce n’est en effet que lorsqu’on a compris que notre vérité n’était pas celle des autres que nous devenons capables de vraiment les aider. C’est pourquoi l’Ermite chemine seul, mais sans avoir à souffrir de la solitude ; il représente le Guide qui parfois apparaît dans notre vie sous la forme de quelqu’un de sage, qui ne va pas nous diriger à notre place, mais qui va nous aider à mieux discerner notre chemin.
Dans un tirage, l’Ermite nous parlera de solitude, de retrait du monde, d’un moment nécessaire pour prendre du recul et réfléchir, se rendre plus présent à soi en se détachant un moment des distractions ; il nous fera réfléchir sur une solitude plus ou moins bien acceptée, nous rappellera où se trouve la voie, ou nous aidera à aider autrui.
Très intéressant