Le tarot, arme de désobéissance massive ? Dans un monde où les algorithmes et les puissants cherchent à nous rendre prévisibles pour mieux nous contrôler, le tarot ouvre une brèche vers l’imprévisible. Jouer au tarot, c’est briser les cases rigides, déconstruire les mécanismes inconscients qui nous piègent, et semer des graines de liberté là où le contrôle règne. Prêt à rebattre les cartes ?

Cet article est la retranscription de ma chronique sur le podcast Le Magicien. La voilà en audio :

Bienvenue sur Le Magicien, le podcast où on rebat les cartes. Aujourd’hui, je vais vous parler d’un sujet qui peut sembler surprenant : le tarot comme outil politique. Oui, vous avez bien entendu, alors que les cartes sont en général associées à la divination, à la spiritualité, c’est-à-dire des choses auxquelles on se consacre plutôt de façon individuelle, chez soi, dans l’intimité.

Le chemin initiatique, le chemin de découverte de soi, de soi-même, c’est par définition un chemin que l’on est seul à pouvoir faire. Apprendre à mieux se connaître, ce n’est pas quelque chose qu’on peut apprendre de quelqu’un d’autre. Et pourtant, si l’on apprend à se connaître, si l’on apprend à identifier ses propres projections, ses réflexes inconscients, c’est aussi pour être en capacité de rentrer en relation avec l’autre. Sinon, on ne fait que projeter ces réflexes inconscients autour de nous. Par exemple, si on a le réflexe de toujours être sur la défensive, on va être persuadé qu’on n’est entouré que de méchants et d’incompétents, dont on est la victime, et on ne voit pas que ce schéma répétitif vient de nous. A ce moment, on ne rencontre pas les autres, on ne rencontre que nos propres réflexes qu’on projette et qui nous sont renvoyés.

Le chemin des arcanes majeurs montre la façon dont nous nous confrontons une par une aux étapes qui nous permettent de grandir ; ce n’est qu’à partir de l’arcane 19, soit vraiment loin dans le chemin initiatique, dans sa toute dernière partie, que nous devenons vraiment capables de rapport à l’autre.

Le Soleil arrive tard, presque à la fin du parcours initiatique, parce que pour y arriver, il faut d’abord traverser la Lune. La Lune, c’est la confrontation avec nos peurs tapies dans les ténèbres, ce qu’on a refoulé dans l’inconscient. C’est l’étape où on descend dans la mare pour regarder ce qui grouille dedans. C’est ce qu’on fait en thérapie : on affronte nos monstres intérieurs, nos colères, nos blessures, pour les identifier, les comprendre et, finalement, leur pardonner. Comment on leur pardonne ? Parce qu’en les examinant à la lumière du passé, on se rend compte que tous ces réflexes ont été à un moment une stratégie de survie. Aujourd’hui, ils peuvent être inadaptés, mais ils ont été nécessaires à un moment. Par exemple, si on est anxieux au point d’avoir du mal à agir, on peut s’en vouloir en se racontant qu’on est paresseux ou fou, mais rien n’est moins vrai : en réalité, cette anxiété est une partie de nous qui essaie de nous protéger de la seule façon qu’elle connaisse, peut-être parce que tôt dans notre histoire, nos erreurs ont été punies de façon injuste. Comprendre ces réflexes, c’est apprendre à les reconnaître, donc devenir capable de mettre en place des stratégies pour les désactiver aux moments où ils ne sont pas pertinents, mais sans culpabiliser. Utiliser la lumière de la Lune pour examiner toutes ces choses sombres, refoulées, enfouies dans notre passé, c’est donc une manière de les comprendre et donc de se les pardonner, c’est-à-dire de se réconcilier avec soi.

Or, il n’y a que quand on s’est réconcilié avec soi que l’on devient capable d’aimer son prochain « comme soi-même », si on ne s’aime pas on ne l’aime pas, ce prochain ; c’est pour cela que la carte du Soleil sur le Tarot de Marseille, qui vient juste après l’arcane de la Lune, on a la représentation de deux jumeaux, deux enfants qui vont l’un vers l’autre dans un mouvement d’entraide. Les deux jumeaux, c’est une façon de représenter la réconciliation de soi avec soi, mais aussi la réconciliation de soi avec l’autre, un autre qui nous ressemble étrangement. En effet, quand on a traversé la carte de la Lune, c’est-à-dire quand on a fait sa thérapie, on connaît nos parties sombres, nos peurs, nos haines, nos douleurs. Quand on croise une personne qui a des peurs, des haines, des douleurs, et qui peut se conduire mal à cause de tout cela, alors, on ne va plus penser « celui-là, c’est un idiot, une saleté, un monstre ». Au contraire, comme nous avons maintenant conscience que nous avons aussi des choses sombres en nous, même si nous les avons mieux intégrées que lui, alors seulement, nous allons nous reconnaître en lui. Et alors seulement, nous allons pouvoir le rencontrer, et l’atteindre.

On le voit bien aujourd’hui avec les problématiques politiques que l’on sait autour de nous. Si vous vous adressez à quelqu’un qui n’a pas les mêmes idées que vous en l’insultant, en signifiant qu’il faut être crétin ou sadique pour avoir ces idées-là, vous avez peu de chances de le convaincre. Au contraire, vous allez aggraver le problème, puisque vous allez l’encourager à se braquer et à devenir de plus en plus virulent, voire violent. Par contre, et cela ça marche pour toutes sortes de conflits sur les croyances politiques, les fakes news, les conspirations, toutes ces horreurs qui polarisent et qui interdisent de plus en plus le dialogue, on peut rencontrer l’autre en se reconnaissant en lui. En interrogeant les peurs qu’il est en train d’exprimer, et que nous partageons sans doute ; en identifiant les valeurs qu’il est en train de défendre, et qui sont sans doute aussi les nôtres. Alors seulement, on peut avoir une discussion, un dialogue, une rencontre. C’est crucial dans une époque où l’absence de dialogue mène si facilement à la violence.

Tout cela pour montrer que comme le Tarot est un prétexte à réfléchir au travail sur soi, un prétexte à avancer et à se remettre en question, il fait partie des outils qui nous aident à surmonter la distance qu’il y a entre nous et l’autre. Penser que l’autre est comme nous malgré sa différence, comme nous l’enseigne la carte du Soleil, c’est quand même moins dangereux que se convaincre que l’autre est un ennemi, un monstre, duquel il faut au mieux se défendre au pire l’exterminer, parce que là il y a de la violence. Et quand la violence apparaît dans le champ social, c’est très difficile de l’empêcher de faire boule de neige.

Vu les polarisations extrêmes que nous vivons en ce moment, c’est un travail nécessaire. Surtout que ces polarisations sont exacerbées par la technologie moderne, par les réseaux sociaux : ils disent qu’ils veulent nous connecter mais nous encouragent surtout à nous énerver, parce que ça augmente l’engagement utilisateur, le temps que l’on passe sur leur site donc la valeur qu’ont les publicités qu’ils vendent, et aussi à rester dans notre bulle de validation, avec des algorithmes qui ne nous poussent que ce qu’on est susceptibles d’aimer, c’est-à-dire aucune confrontation à ce qui pourrait être inconfortable et nous amener à la remise en question. Il n’y a qu’à voir les publicités pour Threads qui apparaissent sur Instagram : on nous pousse des exemples de fils de discussions que nous pourrons « trouver intéressants », et ce ne sont que des sujets spécifiquement choisis pour nous indigner, donc nous faire réagir, sur des valeurs dont l’algorithme sait déjà que nous les partageons. Je trouve ça très manipulateur, très malsain, tout ça pour forcer notre cerveau à obséder sur un sujet auquel nous n’avions aucune raison de penser, et pour qu’on soit poussé à créer un compte Threads pour aller réagir. Réagir avec indignation, donc contre un ennemi commun, par réflexe émotionnel brut, sans réflexion ni nuance. Ça, c’est une pensée de meute, et encourager la pensée de meute, c’est un encouragement à la violence, au fascisme. Une meute c’est quoi ? C’est quelque chose qui n’a pas de pensée individuelle, qui désigne une proie à laquelle on ne s’identifie pas, et qui passe directement à la violence. Je trouve ça extrêmement effrayant.

Donc, on a besoin de travail sur soi plus que jamais. Mais le Tarot est loin d’être le seul outil à encourager ce travail, il est bien loin d’avoir l’exclusivité, et d’ailleurs ce n’est pas un des meilleurs, parce que c’est toujours plus efficace de faire une thérapie. Et cependant, il y a un autre côté du Tarot qui est vraiment unique, et qui lui donne une capacité politiquement subversive qui a été découverte à une époque terrible aussi : c’est le travail sur le hasard.

Pour vous parler de cela, je voudrais remonter dans l’histoire des idées à la naissance du surréalisme. C’est un mouvement dont je vous ai déjà parlé dans les épisodes sur le tarot dans l’art, parce qu’il s’est approprié le tarot avec beaucoup de force, à juste titre on va voir.

Le surréalisme, c’est quoi ? C’est un mouvement artistique et littéraire qui vient juste après la seconde guerre mondiale, avec André Breton comme chef de file, et c’est un mouvement qui naît d’un traumatisme. On est dans l’époque de la guerre moderne, donc elle est complètement industrialisée, avec une efficacité dans le fait de distribuer la mort absolument inouïe. En plus, dans l’ancien temps, les guerres étaient des affaires de professionnels : il y avait deux armées qui se retrouvaient dans un champ, qui se tapaient dessus, à la fin on les comptait et on savait qui avait gagné. Il y avait bien sûr des dégâts sur les populations, mais ce n’était pas le but du jeu. Ceux qui vivent la seconde guerre mondiale découvrent une époque où n’importe qui peut être conscrit, envoyé au front, massacré. C’est une épouvante absolue.

Le mouvement surréaliste vient en réaction immédiate à cette horreur. En général, on l’a un peu vu au lycée, on se souvient que c’est un peu n’importe quoi, ils font des cadavres exquis, de l’écriture automatique, des manifestes genre poisson soluble, on ne comprend pas trop, en tout cas moi mes souvenirs de lycée ce n’était pas ce qu’il y avait de plus clair, il y a Dali avec, et plus tard Jodorowsky. On n’a pas forcément toutes les références en tête, donc ça vaut le coup de repréciser un peu. L’idée de base du surréalisme, c’est qu’il faut absolument éveiller les consciences ; qu’il faut absolument se connecter à l’inconscient pour y apporter la lumière de la conscience, parce que tant qu’on n’a pas travaillé sur notre ombre, on est condamné à répéter les mêmes erreurs. Et cela, ils le disent du point de vue de l’individu, qui est névrosé comme tout le monde, risque de tomber dans des schémas répétitifs, de se mettre dans les ennuis, s’il n’a pas travaillé sur ses réflexes inconscients ; mais ils le disent aussi du point de vue de la société, des nations, parce que la vague monstrueuse du nazisme, les horreurs de la guerre, c’est clairement les ténèbres du refoulé qui éclatent et se répandent de manière incontrôlée, comme un individu peut vriller et tomber dans le délire.

Le surréalisme, c’est le premier mouvement à relier trois choses : le littéraire, parce que c’est un mouvement poétique, d’expression de soi et de travail du langage ; le psychologique, parce que tout son travail se base sur l’inconscient, ses lumières et ses monstres, ils adorent Freud ; et le politique, parce que ce travail de mise au jour de nos ténèbres a pour but unique et crucial de ne plus jamais répéter une épouvante comme celle de cette guerre.

Mais comment faire ? Vous savez sans doute déjà que les surréalistes sont assez rigolos, malgré l’ambiance environnante. On parle de l’inconscient, du rêve, on joue avec le hasard. Les surréalistes parlent de « hasard objectif », là où nous on a peut-être un peu plus l’habitude de parler de synchronicités, c’est la même chose avec une formulation peut-être un peu moins obscure, c’est ce qu’il se passe quand on croise complètement par hasard, de façon objectivement décorrélée, quelque chose qui fait complètement sens pour nous, ça vous est sans doute déjà arrivé, le genre de coïncidence complètement frappante qui donne l’impression qu’elle était voulue, alors que ça ne pouvait être que le hasard. Les surréalistes s’amusent à faire des cadavres exquis, en dessin ou en texte, parce que c’est une façon de créer un texte poétique sans savoir ce que le précédent a écrit, donc la forme finale n’est absolument pas maîtrisée, elle est vraiment aléatoire, et c’est quand on lit le texte entier qu’on va lui donner du sens. On voit déjà qu’on n’est pas loin du tirage de tarot, mais ce sur quoi je veux vraiment insister, c’est le côté jeu. Le jeu, jouer, c’est aller à l’encontre de l’esprit de sérieux. L’esprit de sérieux, c’est quoi, c’est là où tout est figé. On fait comme ça parce que c’est comme ça qu’il faut faire, parce que c’est sérieux, on n’est pas là pour rigoler. Rigoler, c’est être imprévisible ; une bonne blague arrive quand on ne l’attend pas, et elle est drôle parce qu’elle surprend. L’esprit de sérieux, au contraire, s’accommode très mal de la surprise, et pas du tout du fait de rigoler.

Dans « jeu », le fait de jouer, on entend aussi « je », le moi. Jeu JEU ou je JE, c’est très lié en fait. Pourquoi, parce que quand on joue, quand on n’est pas sérieux, on fait des choses imprévisibles, dans lesquelles on laisse intervenir le hasard d’ailleurs, comme dans les jeux de dés. Et là où je suis « je », là où je m’exprime moi, en tant que sujet conscient, en tant qu’autre chose qu’un robot, c’est aussi là où je fais quelque chose d’imprévisible. Je m’explique. Si je suis un robot, je fonctionne de façon mécanique. Action, réaction. Je fais ce que je suis censée faire. On me fait peur, je réagis. On m’agresse, je contre-attaque. Je fais des études, je décroche un travail sérieux, comme ce que faisaient mes parents. On me parle mal, je réponds mal. On me parle bien, je réponds bien. On me drague avec plein de red flags, mais comme moi j’ai un traumatisme d’enfance qui résonne avec ça, donc je tombe dans le piège. À chaque fois. Vous voyez que là je vous décris des réflexes mécaniques, sans conscience. Donc tant que je réagis mécaniquement, action-réaction, je ne prends pas de décision. J’ai beau me raconter que c’était ma décision de me mettre avec ce type qui me fait souffrir, ce n’est pas vraiment une décision, puisqu’elle n’est pas consciente, puisque ce ne sont en réalité que mes mécanismes inconscients qui fonctionnent tout seuls. Par exemple, dans mon enfance mon père était alcoolique, j’ai essayé de le guérir, rien n’y faisait ; maintenant que je suis adulte, quand je croise un homme dont les comportements font résonner cette histoire en moi, j’y vais, en faisant de mon mieux, parce qu’inconsciemment, quelque chose en moi est en train de se dire : cette fois-ci, ça va marcher. Ce n’est pas une décision consciente de se mettre dans ce type de relation. C’est un mécanisme qui vient du passé. Tout est rigide, action-réaction. On ne rigole pas, parce que déjà en général on souffre, et aussi, pour rigoler, il faut avoir un sacré recul. Donc il faut qu’il y ait de la place pour qu’il y ait ce recul.

Donc, là où je suis prévisible, j’ai envie de dire, je ne suis pas. Moi, je suis libre. Mais qu’est-ce qu’il y a de libre dans des actions où la conséquence était déjà contenue dans la cause ? Je vois un homme qui me rappelle un pan non résolu de mon passé, donc j’y vais pour essayer encore une fois de le résoudre, absolument sans m’en rendre compte ? Action-réaction, cause-conséquence, c’est un mécanisme. Ce n’est pas libre.

Donc, si la liberté n’est pas là où il y a du mécanisme, elle sera en dehors du mécanisme. Elle sera là où on fait un pas de côté. Elle sera là où il y a de l’imprévisible. Les vraies décisions libres que vous avez prises dans votre vie, ce ne sont pas celles que tout le monde attendait, ce ne sont pas celles que vous étiez censé prendre, ce sont celles qui ont surpris tout le monde, et sans doute vous en premier.

Les mécanismes, c’est prévisible, c’est sérieux. L’opposé de cela, c’est le jeu. C’est pour cela que les surréalistes ont créé des jeux pour injecter de l’imprévisible dans un monde qui veut tout figer. La poésie et l’art deviennent des espaces de liberté, pour échapper à l’ordre établi. Ce sont ceux qui ont du pouvoir qui déclenchent les guerres, contrôlent les populations et font subir des horreurs. Les surréalistes, avec leur manière un peu dingue de se rendre imprévisibles, essaient de générer un espace de liberté. Et c’est là que leur mouvement a une dimension politique extrêmement forte, parce que prendre cette liberté, c’est secouer le joug des puissants, qui ont besoin pour nous contrôler que nous soyons prévisibles. Jouer, c’est subvertir cet esprit de sérieux un peu déprimant qui nous fait faire ce qu’on est censés faire, donc obéir. Rigoler, se laisser aller à suivre le hasard, c’est être imprévisible, donc c’est cesser de donner prise à ceux qui ont besoin que nous soyons prévisibles, contrôlables, pour nous contrôler. Et ça, c’est ce qui se passe maintenant ; il suffit de voir à quel point les réseaux sociaux arrivent à nous enfermer dans des bulles de validation, et à quel point Facebook, Google, tablent sur le fait de nous cerner, de nous mettre dans des cases précises, pour nous servir les pubs qui nous feront acheter les produits que nous sommes susceptibles d’acheter parce qu’ils ont compris qu’on était le type de personne du genre à acheter ce truc-là à ce moment-là, et ça marche, parce qu’on est prévisible à ce point-là. Lisez ce livre qui s’appelle le Capitalisme de Surveillance de Shoshana Zuboff, ça va vous faire voir les choses autrement. Ça a des conséquences commerciales, mais aussi politiques. Ça fait deux élections américaines qu’on voit clairement l’effet de meute exacerbé sur les réseaux sociaux, avec un arrêt complet du dialogue, il serait temps de s’en rendre compte, parce que ça a des impacts terribles sur la vie des gens.

Alors, un tirage de tarot, c’est quoi ? C’est un moment de rencontre, où deux personnes différentes vont parler de sujets qui comptent, où l’un va s’ouvrir avec sincérité et où l’autre va écouter sans jugement. C’est une rencontre, c’est-à-dire c’est le contraire des réseaux sociaux où ne se rencontrent que des masques. Déjà, rencontrer quelqu’un, c’est être surpris par lui. C’est se rendre compte qu’il ne pense pas comme nous on aurait pensé. C’est-à-dire que quand on arrête de projeter sur l’autre, on se rend compte qu’il n’est pas ce qu’on projetait sur lui.

Mais le tirage de tarot, c’est aussi un travail de hasard. Parce que si on tire les cartes, c’est qu’on ne les choisit pas. On demande au tarot de nous aider à mieux comprendre notre situation, et il va nous raconter l’histoire de notre situation avec des cartes que nous n’avons pas choisies, donc qui vont nous surprendre. C’est une façon de mettre clairement en lumière nos croyances : ah, le tarot dit que c’est ceci, alors que moi je croyais que c’était cela ; puisque la carte m’invite à y repenser, je me rends compte qu’en fait c’était autre chose.

Et quand on demande un conseil au tarot, c’est aussi une carte tirée au hasard. C’est dingue de faire ça, et en même temps, c’est une vraie liberté. Si on suit le conseil de la carte tirée au hasard, alors, il est certain que nous n’allons pas faire ce que nous sommes censé faire, ce qui est attendu de nous, ce qu’il serait raisonnable de faire, ce qu’il serait sérieux de faire, ce que n’importe qui d’autre ferait à notre place. Dans le Maître du Haut Château de Philip K. Dick, il y a un personnage qui tire tout le temps le Yi King. Comme le Yi King aussi répond au hasard, et que le personnage fait toujours exactement ce que lui dit le tirage, il est complètement imprévisible. Donc, c’est absolument terrible pour ses ennemis, parce qu’ils essaient de prévoir ce qu’il va faire pour pouvoir contre-attaquer, et ils n’y arrivent jamais, il leur glisse tout le temps entre les doigts.

C’est aussi un jeu, parce qu’il faut continuer à le reconnaître, tirer les cartes ce n’est absolument pas sérieux, demander à des images prises au hasard de raconter notre vie, c’est délirant, et surtout le truc n’est même pas fait pour ça à la base, c’est un jeu de cartes à jouer, donc déjà rien que faire un tirage de tarot, c’est subvertir ce pour quoi le tarot lui-même était fait.

Donc, l’esprit de sérieux, le fait de s’accrocher le plus possible, désespérément, à ses cases pour bien y correspondre, d’une part cela fait le jeu des puissants qui comptent sur le fait que nous soyons prévisibles pour nous exploiter, nous manipuler, parce qu’ils savent ce qui fera réagir nos mécanismes ; d’autre part, c’est aussi un besoin de travail sur soi, parce que si on s’accroche à une case, c’est par angoisse, parce qu’on ne se sent pas assez solide en tant que personne unique pour se passer d’étiquette. Nous, en tarot, on invite à la remise en question, à la prise de conscience, en faisant quelque chose de complètement aléatoire, complètement ludique, et pas du tout sérieux. C’est complètement subversif, parce que c’est une façon d’attaquer doublement le système où ces puissants-là ont le pouvoir. On ne peut pas l’attaquer frontalement, ce système, parce qu’il est trop solide, ils sont trop forts, mais plutôt que de se coucher face à eux, on peut peut-être l’affaiblir de l’intérieur.

C’est pour cela que ceux qui font du tarot en se prenant au sérieux, en s’écoutant parler et en étant sûrs qu’ils sont les seuls à avoir la vérité, à avoir compris le seul vrai tarot originel qui leur a été révélé parce qu’ils sont élus ou je ne sais quoi, ils n’ont rien compris. Les gens qui disent « moi, je suis un élu » se mettent dans une case, ils réduisent leur identité à cela : c’est très sérieux, c’est très rigide, c’est très prévisible. Le tarot, c’est un jeu, donc ça ne sert à rien de se prendre au sérieux, justement parce que si on tire les cartes au hasard, c’est pour se libérer de ces cases rigides. Plus on joue avec le tarot, plus on est léger et imprévisible, plus on est libre. Et plus on est libre, plus il sera difficile pour les puissants de jouer avec nos vieux réflexes émotionnels pour nous faire peur, nous polariser, nous pousser à la violence. Donc jouer au tarot, c’est révolutionnaire par nature. C’est un outil de subversion, et ça en fait une arme de désobéissance massive. Ça n’est toujours pas quelque chose de sérieux, mais c’est quelque chose d’important, et ça vaut le coup de continuer à chercher, à réfléchir, à s’interroger.

Lectures intéressantes : Natacha Cerf, Le surréalisme, de la poésie à la révolution ; Shoshana Zuboff, Le capitalisme de surveillance ; la réponse de Cory Doctorow ; Pete Walker, le trouble de stress post-traumatique complexe