Le Tarot n’est pas apparu d’un coup avec un système de significations arrêté : comme tout objet historique, il est le fruit d’une évolution continue, avec des interprétations qui changent en fonction du contexte. L’Amoureux est passé par plusieurs étapes bien différentes : finira-t-il par se décider ?
Une carte est un objet à interpréter, et sert avant tout de prétexte pour parler de celui qui interprète ; les significations qu’on y attache changent donc en fonction du contexte culturel.
Le plus ancien Tarot conservé, le Visconti-Sforza (15ème siècle) est très clair dans sa représentation : un homme tient la main d’une femme sous l’égide de Cupidon, et les historiens s’accordent pour y reconnaître le mariage de Bianca Maria Visconti avec Francesco Sforza. Il s’agit donc de l’union d’un couple, sans doute avec l’ajout du Cupidon pour insister sur le fait qu’il s’agit bien d’un mariage d’amour véritable et non d’une union intéressée. On n’y trouvera donc aucune histoire de choix à faire : cette image que l’on appelle aujourd’hui « l’Amoureux » ne représente alors que l’union d’un couple et rien d’autre. C’est ce que l’on trouvera dans les autres jeux pendant quelques temps.
Un peu plus tard, les choses changent. Au dix-septième siècle, les tarots ont évolué, et l’image de notre couple est carrément supprimée. A sa place, on trouve tout à coup une allégorie qui n’a plus rien à voir : un jeune homme hésitant entre une femme à la tête ornée d’une couronne de fleurs, et une autre à l’air plus sévère. Pour un joueur de l’époque, l’allusion est limpide : c’est l’histoire d’Hercule à la croisée des chemins, au moment où il doit décider entre le Vice et la Vertu. Cette histoire connue, la parabole de Prodicus, a été reprise et adaptée d’innombrables fois ; sous les traits des deux femmes, le Vice et la Vertu s’affrontent pour remporter le cœur du jeune homme. Le Vice commence par le séduire avec sa sensualité, son charme et ses plaisirs ; mais la Vertu n’est pas longue à démontrer que ces charmes ne sont qu’illusions, dissimulant mal la certitude de la mort, alors que la Vertu est seule à permettre au héros de transcender cette mort par le souvenir de ses actes exemplaires.
L’histoire du choix à faire apparaît donc là, mais il est très clair, d’une part, que le bon choix est déjà connu (c’est celui de la vertu), d’autre part, que le Cupidon n’est pas du tout là pour aider, au contraire. L’amour est aveugle, comme l’indique le bandeau qu’il a sur les yeux ; or, quand on est aveugle, on tire n’importe comment, donc les passions d’amour ne peuvent que précipiter notre jeune homme dans les ennuis (c’est-à-dire les bras de la mauvaise femme). A cette époque, cette carte représente donc la nécessité de ne surtout pas écouter son cœur, parce que les émotions sont les « passions de l’âme » (Descartes), c’est-à-dire des obstacles, des parasites que l’âme vertueuse se doit de surmonter au profit de la raison. Rien à voir, donc, avec l’idée moderne de suivre son cœur, ou faire le choix du cœur !
Au fil du temps, la parabole de Prodicus s’éloigne. La description par Court de Gébelin est un merveilleux exemple de riencomprisme : « Un jeune homme & une jeune femme se donnent leur foi mutuelle: un Prêtre les bénit, l’Amour les perce de ses traits » (le vêtement féminin du personnage de gauche, celui qu’il voit comme un prêtre, ne lui pose pas de souci. Aussi, on peut tiquer devant l’idée que le mariage déclenche l’amour et non l’inverse). En 1781, de Gébelin donne donc à l’Amoureux la signification de mariage, suivi de près par Aillette en 1783 : « Ce hiéroglyphe est un de ceux sur lesquels les Égyptiens se sont le plus étendus. Ils ont dit : le Mariage est une volonté absolue du Créateur & quiconque en troublera l’accord, ou en détournera la progression, ne vivra point dans ce monde ni dans l’autre ».
Visiblement Aillette non plus n’est pas dérangé par un élément important, l’origine non égyptienne du mythe d’Hercule (sans compter l’absence d’Égypte dans les origines milanaises de ces cartes, et l’absence de valeurs catholiques dans la culture religieuse de l’ancienne Égypte). On est en plein orientalisme à cette époque, l’Égypte, c’est exotique, c’est mystérieux, ça fait vendre, donc c’est bien.
Au vingtième siècle en France, les significations de l’Amoureux se mettent à insister davantage sur l’idée de libre-arbitre (Papus « Sens physique : la liberté ». Wirth : « Sentiment, libre arbitre, épreuve »). En France, pour les tarots de type « Marseille », la signification en est là : il y a un choix à faire, et il importe d’être attentif pour faire librement le bon. Observez sur l’image du Wirth ci-contre que le Cupidon a perdu son bandeau : pour lui, l’Amoureux doit bien faire le choix entre la reine austère et la séductrice, mais c’est quand sa volonté décide de suivre l’un ou l’autre chemin que le Cupidon réagit pour tirer. Wirth s’inscrit dans le travail initiatique, dans la droite ligne d’Eliphas Lévi son maître, en insistant sur la nécessité d’ « apprendre à vouloir » pour devenir libre. Notre carte est en train de quitter le terrain des allégories banales pour prendre des accents maçonniques.
En 1909 en Angleterre, c’est la catastrophe : Waite introduit sa propre représentation de l’Amoureux, et pour la seconde fois dans l’histoire, l’image change complètement.
Hercule a disparu, plus de croisée des chemins ni de petit angelot. A leur place, Adam et Eve sous un archange bénissant. « Tout simplement », écrit Waite dans The pictorial key to the Tarot (je traduis), « c’est la carte de l’amour humain, représenté ici comme part du chemin, de la vérité et de la vie. Par renvoi aux principes premiers, elle remplace l’ancienne carte de mariage, décrite plus haut, et les imbécillités postérieures qui représentaient l’homme entre le vice et la vertu ». Adam et Eve sont la représentation d’un amour pur, non contaminé par « le grossier désir physique » (Waite toujours), d’où la modification au titre de la carte, qui passe au pluriel : « Les Amoureux ».
« Dans un sens très élevé », continue Waite, « cette carte est un mystère de l’alliance » (au sens d’entente formée entre Dieu et les hommes) « et du Sabbath ». C’est là que nous devons avoir la puce à l’oreille : pas d’alliance sans libre-arbitre, et pas de libre-arbitre sans chute… En effet, le serpent de la Bible ne force pas Eve à manger la pomme, loin de là ! Il lui dit juste que c’est possible.
1 Le Serpent était le plus tortueux de tous les animaux des champs que l’Éternel Dieu avait faits. Il demanda à la femme : Vraiment, Dieu vous a dit : « Ne mangez du fruit d’aucun des arbres du jardin ! » ? 2 La femme répondit au Serpent : Nous mangeons des fruits des arbres du jardin, 3 excepté du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin. Dieu a dit de ne pas en manger et de ne pas y toucher sinon nous mourrons. 4 Alors le Serpent dit à la femme : Mais pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! 5 Seulement Dieu sait bien que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Dieu, choisissant vous-mêmes entre le bien et le mal.6 Alors la femme vit que le fruit de l’arbre était bon à manger, agréable aux yeux, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence. Elle prit donc de son fruit et en mangea. Elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea. (Genèse 3)
Dieu avait fait croire à Eve qu’il n’était pas possible de manger le fruit et de vivre. Elle n’avait donc pas le choix. Le serpent lui ouvre les yeux en lui disant : pas du tout, le fruit ne tue pas, tu as donc le choix de le manger ou pas. Eve fait alors le premier choix libre de l’histoire de l’humanité, acquérant ainsi le libre-arbitre, donc la conscience qui fait quitter le jardin d’Éden. C’est pour cela que la figure du serpent est souvent perçue comme un symbole de conscience et de liberté, donc positive, dans les réflexions ésotériques.
On peut donc lire cette carte de deux façons : dans un premier sens, si Eve, Adam et l’ange sont très bien ensemble avant la chute, c’est une image d’harmonie ; dans un second sens, c’est aussi un moment de choix (manger la pomme ou pas). Pamela Colman-Smith représente Eve interrogeant du regard cet archange accueillant, lequel ne correspond pas du tout à la version biblique d’un Dieu menaçant (« interdit ou vous mourez ! »). Le choix de la prise de conscience étant positif dans le contexte d’un travail sur l’éveil, il est difficile de ne pas y voir la bénédiction (subversive !) du choix d’Eve. C’est là-dessus que je m’appuie pour remettre l’image dans le contexte du chemin d’individuation, avec l’idée qu’Adam représente la raison ou notre partie masculine, Eve la sensibilité ou notre partie féminine, et l’archange notre « supra-conscient », ou partie spirituelle. A ce moment, le bon choix est représenté par l’harmonie entre les parties, notre raison qui accepte se s’en remettre à notre sensibilité, laquelle est informée par un Moi supérieur qui sait mieux que notre « petit moi » ce qui est le bon choix pour nous. Cette interprétation permet au moins de réconcilier les différentes versions de l’Amoureux pour faire pont entre les traditions.
A partir de la modification de 1909, les tarots « modernes », inspirés par Waite, ont eu tendance à représenter des couples amoureux, tout simplement, en arcane VI. Le Morgan-Greer (années 70) se réconcilie avec la sensualité refusée par un Waite qui écrit avant la révolution sexuelle, avec des corps désirants qui possèdent cependant la pureté symbolisée par le lis. L’immense majorité des tarots qui vont suivre continuent sur cette lancée, en représentant un couple amoureux (hétérosexuel), en général béni par une instance supérieure pour respecter la composition originale de Pamela Colman-Smith. On comprend donc que les tarots anglo-saxons abandonnent en général la notion de choix, ce qui a tendance à étonner les lecteurs français, restés fidèles à des images de type Marseille, où l’hésitation est explicitement mise en scène : ce n’est plus le cas, du moins du côté des tarots qui ont continué à évoluer.
Et dans les années 2020, l’évolution des mœurs continue à se répercuter sur celle de nos « images qui parlent ». Les sexualités et identités « queer » ont perdu leur bâillon, et l’Amoureux se retrouve réinterprété de façons nouvelles, particulièrement intéressantes. Par exemple, le Fifth Spirit Tarot représente une personne à l’expression de genre non déterminée, en train de regarder son intérieur (par opposition à l’extérieur visible), dans les yeux avec bonheur : j’y vois l’idée de s’aimer entre soi et soi, c’est-à-dire de (re)trouver l’harmonie entre les parties de soi, alors que cette harmonie peut être mise à mal par les injonctions à correspondre à toute force à une expression de genre particulière ou à des critères de beauté « officiels ».
Cela permet de quitter l’interprétation « superficielle » de cette carte comme « couple / mariage » (hétéro ou pas), qui était de toute façon problématique dans le système du Tarot puisqu’elle avait tendance à recouvrir la signification du 2 de Coupes. L’interprétation plus profonde de l’Amoureux comme « réconciliation entre les parties » permet de lui redonner sa place dans le chemin d’éveil de l’individu, d’abord confronté à lui-même avant d’interagir avec les autres dans le monde commun.
Notre Amoureux n’a pas fini d’évoluer et de se transformer en même temps que nous le faisons, car le Tarot n’est toujours qu’un miroir, un prétexte pour se connaître, s’exprimer, et se penser.
Très bel article. riche et bien documenté, comme à votre habitude. Merci !