Je commence à avoir une certaine expérience dans l’édition de livres et de jeux. Je voudrais aujourd’hui vous partager une coulisse particulière du métier d’auteur. Si vous êtes lecteur, cela pourra peut-être vous amener à voir ce que vous consommez un peu différemment ; si vous avez envie d’éditer ou d’auto-éditer quelque chose, cela pourra vous être utile de vous lancer en sachant ce qui vous attend.
Auteur, éditeur, qui fait quoi ?
L’image d’Épinal, c’est un auteur qui peaufine amoureusement son manuscrit dans les règles de l’art, avant de le transmettre à l’éditeur qui fera le reste.
Pas du tout. Le grand malentendu, qui surprend tout le monde à chaque fois, c’est l’idée que vendre le livre serait le travail de l’éditeur. Je pense que ça devrait l’être. Mais ce n’est plus le cas, en tout cas plus maintenant. C’est devenu le travail de l’auteur.
La réalité, c’est que l’auteur écrit, puis assure la communication du livre notamment sur les réseaux sociaux. L’éditeur, lui, assure deux autres fonctions essentielles, qui sont la fabrication et la distribution. Mais pas la vente au grand public. Son travail, c’est d’assurer la vente auprès des libraires, auprès de qui des commerciaux vont venir défendre les nouveautés dans un marché qui produit constamment.
Si vous suivez des auteurs et autrices sur les réseaux sociaux, vous avez sûrement déjà constaté que ceux qui prennent leur activité au sérieux rappellent souvent à leur communauté de mettre un commentaire sur Amazon. Cela ne veut pas dire qu’ils vous demandent d’acheter sur Amazon, pas du tout ! C’est un effet du système un peu plus bizarre que cela…
L’économie réelle d’un livre
Les droits d’auteur sont censés être grosso modo 8% du prix public d’un livre. Généralement, on vous proposera moins pour un livre (mais résistez). Pour un jeu illustré, les droits seront répartis entre l’auteur et l’illustrateur, donc, on est à 4%, au mieux. Et dans le cas d’une collaboration… où il peut y avoir deux auteurs, et un illustrateur (j’en ai deux à mon actif)… on peut descendre jusqu’à 2%. Donc, ce n’est pas parce qu’on est auteur publié qu’on se roule dans l’argent tous les matins. Au final, en grande moyenne, sur un livre vendu 20€, l’auteur touchera moins de 2€.
Cela ne veut pas dire non plus que l’éditeur se gave sur son dos ! 30% du livre part à la vente (c’est la marge que prend Amazon par exemple). Il y a aussi l’impression, la logistique, le stockage, la part du diffuseur, les représentants (qui vont pousser les livres auprès des libraires), et les salaires de toutes les équipes qui participent au fait de transformer un manuscrit imprimé sur du papier pelure, en bel ouvrage instagrammable. Jongler avec tous ces coûts n’est pas une mince affaire. Globalement, l’édition perd de l’argent.
Notamment, les amateurs de tarots et d’oracle auront peut-être entendu parler du changement appliqué à la TVA : jusqu’à récemment, un jeu de cartes comptait comme un livre aux yeux de la loi, donc était soumis à la TVA du livre, très réduite. Depuis le confinement, les ventes d’oracles ont explosé. Le législateur a fini par suivre (les douaniers devaient en avoir marre de voir passer des tonnes de jeux qui ne leur ramenaient rien). Maintenant, un jeu n’est plus considéré comme un livre, donc il est soumis à une TVA à 20%. 20%, c’est énorme, donc cela a bouleversé l’économie de la production. Vous verrez certains prix augmenter, d’autres non (Animae par exemple a réussi à maintenir le mini Rider-Waite au même prix que le tarot de Marseille dans la même collection, c’est appréciable), mais la rentabilité chute.
Vendre un livre : c’est n’importe quoi
Bref, l’éditeur assure la fabrication et la distribution du livre. La distribution, c’est le diffuseur qui va toucher un réseau de libraires. La présence en rayon est absolument cruciale, car voir un livre permet de savoir qu’il existe. D’où la nécessité de soutenir les librairies, car sans votre libraire pour vous parler d’un livre qu’il a lu et aimé, ce sera le marketing et les algorithmes qui viendront vous le vendre, et ce ne sera pas le même résultat pour vous.
Ce que l’éditeur ne fait pas, c’est la promotion ciblée, sauf pour quelques titres en vedette dans son catalogue. Bernard Werber a des affiches dans le métro parce qu’il porte Albin Michel. Moi (qui puis me dire dans le même groupe que lui, puisque je suis publiée chez Animae qui appartient à Leduc, lequel appartient lui-même à Albin Michel…) je suis de l’autre côté : celui des livres qui a priori vont perdre de l’argent. Chaque maison d’édition fonctionne ainsi : une grosse vedette ramène les sous, ce qui compense le fait que les autres en perdent. Donc, tout le budget communication va aller sur cette grosse vedette, et pas sur les autres, parce que c’est beaucoup plus rentable que d’égaliser tout le monde (la vedette ramène tellement énormément plus).
Par conséquent, comme l’éditeur ne va pas soutenir le livre des auteurs « normaux » auprès du grand public, là où spontanément un auteur comme vous et moi compterait sur l’éditeur pour faire son travail et endosser la partie marketing, c’est le contraire qui se passe : l’éditeur va demander explicitement à l’auteur de vendre lui-même son livre. (Mais alors pourquoi ne pas auto-éditer ? Parce que sans éditeur, aucune chance d’entrer dans les rayons des grandes librairies, parce que c’est quelque chose qui se négocie à haut niveau).
Vous voyez le problème arriver. Soit l’auteur est un spécialiste de son domaine, donc il écrit bien là-dessus, mais il est nul en autre chose, au hasard en marketing. Soit l’auteur est un spécialiste en marketing, par exemple un influenceur. Mais il n’est pas super bon en autre chose (au hasard en littérature). Qui va vendre plus ? Celui qui est compétent en matière de vente. Pour faire vite, l’éditeur a besoin de publier l’influenceur pour faire du chiffre, ce qui va lui permettre de compenser le fait que l’auteur spécialiste dans son domaine vendra moins. C’est une question d’équilibre pour la maison d’édition. Simplement, cet équilibre pénalise énormément ceux qui sont mauvais en marketing.
Arrivé en rayon, le livre est bientôt foutu
On s’imagine qu’une fois le livre publié, on va enfin se reposer et profiter des royalties qui vont tomber jusqu’à la fin de nos jours. Ce n’est pas du tout la réalité. Les librairies physiques montrent les livres sur des tables, et ces tables ne sont pas extensibles à l’infini ; or, de nos jours, l’édition compte sur une quantité effarante de parutions pour dégager de l’argent. Donc, il y a un turnover absolument intense. Un nouveau tarot ou oracle, c’est 15 jours de présence en rayon, 3 semaines s’il a de la chance, puis on le dégage pour passer au suivant.
Un livre a quelques semaines pour prouver qu’il « marche ». Sinon, le libraire va le renvoyer au diffuseur, parce que ses contraintes ne lui permettent pas d’avoir un « poids mort » sur une table. Le temps de survie d’un livre dépend donc de la rapidité des ventes et de la demande visible. Moi, j’ai eu énormément de chance, car Lire le Tarot avec le Rider-Waite s’est placé en référence (il n’y avait aucun autre ouvrage de ce type à l’époque), ainsi que mon tarot de Marseille-Waite, donc on les trouve encore plusieurs années après ; mais normalement, ça ne se passe pas comme ça. Si vous publiez le roman que vous avez mis des années à écrire, donc, préparez-vous à communiquer de façon intense avant et pendant la sortie, mais ne soyez pas trop triste si tout se tarit après. Ce n’est pas la faute de votre livre, c’est le système qui est comme ça.
Comment Amazon s’est rendu indispensable pour le monde du livre alors que personne ne le voulait
Donc, votre roman ésotérique a été publié chez un éditeur sympa qui vous a proposé 6%, vous avez eu des étoiles dans les yeux quand vous l’avez vu en librairie recouvert des post-its « coup de cœur », puis il a été remplacé en rayon par les dernières nouveautés. On peut toujours l’acheter, bien sûr, mais ce sera surtout en ligne (Place des Libraires permet de commander n’importe quel livre chez son libraire, mais le grand public a le réflexe Amazon). Bref, la librairie physique ayant la mémoire très courte par la force des choses, on peut considérer qu’Amazon est le seul endroit où le livre existe « en permanence ». Mais sous condition. Pour être visible (c’est-à-dire surnager dans la masse absolument démente des titres existants), il faut avoir des étoiles et des avis. (Si vous voulez vous auto-éditer, préparez-vous à faire du réseau social, donc, car c’est le seul moyen de survie de votre titre).
Accrochez-vous, parce que la conséquence est folle, et elle impacte tous les auteurs et créateurs de jeux publiés.
Amazon a tellement réussi à attacher de crédibilité à son système de commentaires utilisateurs que tout le monde l’a pris pour le critère fondamental. Si un libraire a besoin de chercher un livre à mettre en rayon, comme il ne veut pas prendre le risque de bloquer du stock pour quelque chose qui ne se vend pas, il va regarder les avis Amazon. Si un éditeur se demande si ça vaut le coup de suivre un auteur (au hasard moi) dans un nouveau projet qui excite beaucoup cet auteur, il va regarder les avis Amazon des autres produits.
Les avis Amazon et les étoiles. Pas les chiffres des ventes (enfin, si, mais après). Pas les chiffres des stocks. Pas les avis des libraires. Les avis Amazon, parce qu’ils sont visibles d’un seul clic. Je débarque chez l’éditeur, je fais mon pitch, il clique sur Amazon et regarde ce que ça dit (donc il lit directement le commentaire que vous aviez laissé sur les Antisèches quand vous l’aviez acheté, par exemple). Point.
L’influenceur aux commandes
La conséquence, c’est un profond déséquilibre. Une influenceuse qui a construit une communauté énorme (parce que le lifestyle performe mieux que l’histoire, parce qu’elle poste énormément parce que… c’est son métier) demandera à sa communauté des coms Amazon, et en aura tout de suite énormément. Un auteur qui passe son temps à faire des recherches en bibliothèque plutôt que de pondre des stories aura mécaniquement beaucoup moins d’impact. Donc, ses projets à lui seront mis de côté, au profit de ceux dont la communauté aura généré plus de commentaires. En totale indépendance de la qualité du contenu.
Que faire pour soutenir vos auteurs ?
Hacker ce système.
Écrire un livre, c’est 50 % de création et 50 % de survie dans ce système qui est, on en conviendra, gravement débile. Faites le contraire de ce que font les communautés qui suivent leur influenceur : suivez un plus petit auteur. Si un projet vous plaît, si son auteur vous a apporté quelque chose, ou si, tout simplement, vous êtes contre le fait de laisser le contenu généré par IA spécifiquement pour faire des vues supplanter tout ce qui est fait à la main par des créateurs passionnés par leur art mais pas par le marketing pur, mettez des commentaires Amazon, parce que dans l’état actuel des choses, il n’y a que ça qui ait un impact. C’est gratuit, ça prend une seconde, et une seule phrase suffit (« j’ai bien aimé »).
Et le must ? Achetez en librairie, mais revenez sur Amazon quand même pour mettre votre commentaire. C’est la seule façon de soutenir le libraire et l’auteur.
L’algorithme Amazon est fait pour mettre encore plus en valeur le contenu « vendeur ». En ajoutant un commentaire à un livre dont vous pensez sincèrement qu’il est de qualité, même s’il ne sera jamais un gros best-seller… vous activez cet algorithme « à rebrousse-poil ». Nous sommes dans un système où la dépendance aux commentaires et aux algorithmes est faite pour sur-représenter les influenceurs, et invisibiliser les autres. Montrez donc que vous soutenez ceux qui apportent de la valeur plutôt que du clic.
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