La distinction habituelle est la suivante : l’état de nature serait la sauvagerie animale de laquelle l’homme est sorti, l’état de culture serait celui dans lequel nous nous trouvons en ce moment (civilisation, art, société, etc). Mais la barbarie quotidienne des informations rend ces définitions difficiles à maintenir. Peut-être pourrait-on redéfinir les termes pour les penser autrement.
L’état de nature, c’est celui où l’on est équivalent aux animaux, dans le sens où on considère qu’ils sont déterminés. En effet, les animaux sauvages font ce à quoi les circonstances les obligent pour leur survie : ils tuent, s’adaptent, souffrent et meurent. Par la civilisation, les hommes se sont libérés de ces chaînes-là : nous maîtrisons l’environnement et la chaîne alimentaire, donc nous ne devrions donc plus être à la merci des mécanismes naturels (et nous en libérons certains animaux domestiques). En d’autres termes, nous ne devrions plus n’être que les rouages déterminés de la nature.
On devrait donc parler d’état de culture par opposition à l’état de nature dans lequel on n’est de toute façon rien d’autre qu’un animal déterminé. Or, si on prend les termes ainsi, on ne peut s’empêcher de constater que nous ne sommes pas encore arrivés à l’état de culture, en tant qu’espèce.
Si l’état de nature est celui où on agit de façon déterminée par des circonstances extérieures, comme un rouage ou un robot, alors on ne peut pas nier que l’homme s’y trouve encore de manière générale. Le monde est aujourd’hui gangrené par la violence économique parce que c’est la conséquence logique de ce que doit amener le système libéral en place si aucun dirigeant ne décide qu’il en sera autrement. La xénophobie et le racisme sont enracinés dans des mécanismes imprimés en nous depuis des millions d’années par l’évolution : la tribu d’à côté n’ayant pas forcément les mêmes maladies que la nôtre, je dois éviter de la fréquenter de peur de ne pas avoir les bons anticorps. C’est très bien pour des animaux sauvages, dont le but est de survivre sans être contaminés. Mais on retrouve ces mêmes réflexes aujourd’hui, dans les réactions viscérales au moment des élections ou les manchettes des journaux à succès, ou dans le réflexe de présenter l’autre comme un ennemi à annihiler quand il ne partage pas nos croyances, d’encourager la peur avec des titres alarmistes pour faire du clic, etc. C’est bien que l’espèce en général n’est pas sortie de sa nature mécanique.
Cela, c’est pour le niveau global. Au niveau individuel, ce n’est pas gagné non plus. L’autre jour, un épicier frissonnant m’a expliqué que la porte de son magasin devait rester grande ouverte même en cas de grand froid, parce que sinon le chiffre d’affaires s’en ressentait : les gens ont tendance à ne pas rentrer quand la porte n’est pas ouverte, et c’était mesurable. L’acte d’achat est donc une décision qui n’est pas prise par le client mais par la porte de l’épicerie, selon qu’elle est fermée ou ouverte.
Gurdjieff et les autres « psychologues occultistes » enseignent que l’individu normal traverse ainsi la vie comme dans un rêve, soumis à toutes sortes d’influences déterminantes, et qu’il est une machine au moins à 90% – s’en rendre compte étant la condition nécessaire du travail vers l’éveil. Colin Wilson explique cela de façon particulièrement claire : notre subconscient abrite un robot créé pour traiter automatiquement la plupart des actes de la vie quotidienne, pour nous éviter d’avoir à tout analyser en détail à chaque fois, ce qui serait ingérable à cause de la complexité de ce que nous avons à faire.
J’écris ceci sur une machine électrique. Il m’a fallu apprendre à taper avec peine ; cela m’a demandé beaucoup de fatigue et de tension nerveuse. Mais arrivé à un certain stade, un miracle s’est produit : un robot très utile, caché dans mon subconscient, a pris le relais pour l’apprentissage de cette opération compliquée. Maintenant, je n’ai plus qu’à penser à ce que je veux dire ; mon secrétaire robot s’occupe de le taper. Il m’est vraiment très utile. Il conduit la voiture à ma place, il parle français (pas très bien), parfois il donne des séminaires dans des universités américaines. Mais il a un gros inconvénient. Si je découvre une nouvelle symphonie qui me touche profondément, un poème ou un tableau, ce sacré robot va tout faire pour s’imposer. Et quand j’écoute la symphonie pour la troisième fois, il se met à anticiper chaque note. Il se met à écouter automatiquement, et cela m’enlève tout le plaisir. Et plus je suis fatigué, plus il est pénible, parce qu’il a alors tendance à endosser la plupart de mes fonctions sans demander la permission. Je l’ai même déjà surpris à faire l’amour à ma femme. Mon chien n’a pas ce problème-là. Bien sûr, il ne peut pas apprendre à taper ou maîtriser d’autres langues, mais si je l’emmène se promener sur la falaise, il est évident qu’il apprécie chaque fois comme si c’était la première. Cela se voit à sa façon de sauter partout avec extase. Descartes avait tort au sujet des animaux. Ce ne sont pas eux qui sont des robots ; c’est nous. (Colin Wilson ; je traduis)
Certains individus pensent à l’éveil, d’autres pas du tout. Ceux qui ont conscience de l’éveil n’en ont certainement pas conscience tout le temps : le robot continue à faire une bonne partie du travail (sinon la masse d’informations à traiter par le conscient serait ingérable). La seule exception, ce sont quelques actes libres de temps en temps. On appelle acte libre un acte non déterminé, qui n’a pas d’autre raison d’être que le fait que « je » l’ai décidé, un je mystérieux ; puisque ce « je » ne peut pas être réduit à la machine, dont il ne suit pas la programmation déterminée, on pourrait l’appeler « âme ». L’âme serait ce qui n’est pas de l’ordre du déterminé chez nous, la toute petite partie de nous qui est libre dans un océan de déterminisme, et qu’il nous appartient de développer, en nous observant le plus possible pour surprendre le robot en marche là où on ne lui a rien demandé, et en nous efforçant constamment de faire des choix conscients au lieu de céder au réflexe (je reste à mon travail parce que j’ai peur de l’inconnu, j’achète un gâteau à l’épicerie parce qu’il est bien mis en valeur et que la porte était ouverte, etc).
Espérons qu’un jour nous arriverons ensemble à l’état de culture. Continuons nos efforts, en nous appuyant sur les domaines qui parlent de la conscience, et en nous efforçant de travailler tous les jours. Même quand on a toutes les raisons de ne pas le faire, et surtout à ces moments-là.
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